jeudi 9 octobre 2008

Le Géant aux yeux bleus

Introduction
Extrait n°1
« …À travers ce retour sur des faits, des données qui ont composé la vie de notre société et ont tissé sa réalité globale, je veux essayer d’analyser ce réel en devenir ; je veux tenter de le comprendre en dépassant le sentiment que j’en ai eu – moi, comme la plupart de ceux qui l’ont vécu – comme des échecs ou des victoires selon des critères de justice ou d’iniquité, ou de bilans de bataille.
Quand on voit rappeler les différents moments de cette réalité, l’on ne manque pas de relever que le présent pèse sur notre mémoire au point de la brouiller et l’altérer en la parant de préoccupations qui n’existaient pas alors. Selon nos maîtres en matière d’histoire, cette grave déformation ne permet ni de se faire une idée rationnelle de ce qu’a été ce passé, parce qu’on ne lui reconnaît ainsi aucune réalité objective, ni de bien comprendre le chemin qui a mené de là à la situation présente.
Les douleurs de ce cheminement, l’enchaînement des situations qui le jalonnent, et l’affrontement des idéologies à travers quoi se produit une réadéquation des éthiques et des mœurs, tout cela exige beaucoup de fermeté afin d’échapper aux facilités de la langue de bois. En tout cas, je m’efforcerai de ne pas me laisser aller à ressusciter ces moments de notre histoire tels que je veux les voir et non tels qu’ils ont été : je veux m’en tenir autant que possible à leur sens premier, à leur fraîcheur propre, en dehors de quoi le jugement porté sur eux ne peut tirer pertinence.
Seule une telle fermeté méthodologique, assidûment prêchée par Jacques Berque dont elle traverse toute l’œuvre, permet d’apprécier à sa juste valeur la geste de notre peuple : confronté à un environnement mondialisant plus que jamais hostile à l’élan libérateur et aux justes revendications non encore satisfaites des peuples qui ont secoué le joug colonial, notre société tend et s’applique à se hausser au niveau des exigences d’un combat renouvelé. Elle le fait en consolidant son Etat national, en recomposant son unité nationale, en appui sur l’émergence d’un capital national capable de se faire une place de dignité dans l’économie mondiale, ainsi que sur le large spectre chatoyant de ses diverses couleurs idéologiques et socioculturelles...
À travers cette expérience, me semble-t-il, notre société pose toujours un problème général qui dépasse les limites de notre pays, et qui ne laisse indifférents ni notre ancien colonisateur, ni les différentes forces qui animent l’action du peuple français, ni les divers acteurs de la politique mondiale : notre peuple poursuit sa lutte pour donner la réponse la plus juste, la meilleure possible, au problème non encore résolu malgré les indépendances politiques, celui de la décolonisation qui reste le problème par excellence de notre temps, celui dont la solution déterminera la marche du monde dans ce IIIème millénaire. Et ce n’est pas faire preuve de prétention déplacée que d’estimer que le grand acte par quoi notre peuple a fourni une contribution majeure dans la chute du système colonial, le place dans la perspective de tenir encore un rôle considérable dans l’œuvre de remodelage en cours du monde, particulièrement dans notre aire méditerranéenne et arabo-africaine.
Hier en effet, notre mouvement national, et en particulier sa pointe nationaliste dite “radicale”, n’avait-il pas perçu la nécessité – et donc la possibilité – de changer un monde qui avait pourri, dans des indices que beaucoup d’observateurs voyaient affleurer à la surface de l’ordre colonial : la misère vécue dans la chair et l’âme des gens, les déceptions de promesses de réformes jamais tenues, l’incapacité croissante des autorités colonialistes à maintenir les choses en l’état...? Et aujourd’hui, avec d’autres forces dans le monde, ce même mouvement national anime, à la lumière des besoins de notre vie étatique et nationale nouvelle, l’action pour la mise à l’ordre du jour d’une nécessité de même nature. Et cette nécessité, les plus clairvoyants la discernent aussi à des signes semblables étendus de façon hyperbolique à l’échelle du monde entier : contradictions et perversions persistant et s’aggravant, dont un Nord prospère veut convaincre qu’elles sont naturelles après « la fin de l’histoire » annoncée avec la chute du communisme ; résistance opiniâtre de l’immense majorité de l’humanité qui en souffre ; grandes déceptions suscitées par les indépendances politiques qui étaient censées les soulager ; et l’on note une même incapacité croissante des grands dominants de ce monde à maintenir les choses en l’état, malgré les moyens colossaux, militaires, politiques et idéologiques qu’ils déploient pour venir à bout des dramatiques explosions qui se produisent de plus en plus souvent, et plus encore pour annihiler les espoirs en un monde plus juste et plus solidaire.
Convergeant objectivement mais aussi de façon de plus en plus perceptible au niveau des consciences inquiètes de ces évolutions, tous ces facteurs tendent à accabler l’ordre dominant, brutal et impitoyable, en retournant contre lui autant une morale et des valeurs dont il n’est pas le dernier à se draper, que l’efficacité socio-économique dont il se targue pour expliquer ses réussites, mais qui jure avec l’aggravation de ses vices et contradictions. Car cette situation ne trouble pas seulement une opinion publique occidentale de plus en plus soumise à la précarité économique et sociale et à une sorte de maccarthysme généralisé qui veut dicter aux gens les positions politiquement correctes, mais elle pose aussi problème aux tenants de l’ordre qui domine le monde. Elle aiguise ainsi leur détermination à empêcher que les indépendances politiques ne débouchent sur toute remise en cause de leur mainmise planétaire sur les richesses du monde.
Aussi cette domination veut-elle s’assurer les conditions de sa pérennité et de son plus large déploiement en s’efforçant d’anesthésier l’esprit critique des gens et de délester les peuples des moyens de leur souveraineté : souvent chèrement acquise, celle-ci leur est contestée au nom de notions qui fleurissent, à l’image de celles qui avaient préludé à la colonisation de continents entiers sous couvert de les civiliser. Telles les notions de « bonne gouvernance », de « démocratie », devenues des prétextes pour des prétentions et même des entreprises visant à reprendre en main la gestion, par dessus leurs têtes, des affaires intérieures de pays auxquels on a dû concéder une indépendance politique après la leur avoir âprement marchandée. (…) »