jeudi 29 novembre 2007

Le FLN militarisé de G. Meynier

« Favorable au combat du FLN, dit G. Meynier, j’avais vingt ans à l’indépendance de l’Algérie. Je commençais bientôt à me former une opinion sur le Front lui-même, et pas seulement sur le sens de son combat... » Au terme d’une décennie de quête, son opinion est faite sur ce qu’il appelle l’essence du FLN, c’est-à-dire, précise-t-il (p.21), ses « relations avec le peuple algérien », sa « genèse et (son) évolution comme système de pouvoir ». C’est ce qu’il expose dans son dernier livre.
Nous chercherons, pour notre part, le sens que G. Meynier semble vouloir donner à son travail d’universitaire. Et nous nous apercevrons que ce sens dévoile bien l’essence du chercheur qu’il est : le procédé oblique utilisé par l’historien G. Meynier tend à disqualifier le sens même du combat du FLN.
Pour notre auteur, « le FLN fut l’expression terminale d’une résistance anticoloniale qui n’avait jamais complètement cessé depuis 1830.» (p.677) Cette définition, juste en elle-même, vise à démontrer que le FLN s’est inscrit contre les avancées modernes d’une démarche politique qui s’était fait jour dans la société colonisée, et a imposé le retour réactionnaire à la ligne de résistance armée.

Les bouleversements du colonialisme

L’on aurait attendu d’un historien non dénué de sympathie pour l’Algérie, et se réclamant d’Ageron, qu’il approfondisse l’effort pionnier de révision anticoloniale de l’histoire de l’Algérie, que le maître a entamé avec Ch.-A. Julien. Mais c’est une démarche autre que G. Meynier adopte.
Il convient que la base de l’édifice colonial était faite de « violence », de « déni de justice » et que « ses profondeurs structurelles étaient l’inégalité et le racisme ». Mais, Julien comme Ageron ont, documents exhumés à l’appui, plus objectivement parlé de ces attributs condamnables du colonialisme, et nombre d’intellectuels français se sont engagés aux côtés des Algériens pas seulement contre ces "défauts", mais surtout pour frapper « d’illégitimité la bonne conscience coloniale » [1]. Lui, en reste au parallèle avec les Turcs dont il ne semble même pas comprendre qu’il est fallacieux, inintelligence qui prend ici le sens d’un parti pris pour le moins néo-colonial et qui devrait le pousser à s’analyser pour voir jusqu’où il a « réglé (s)es comptes avec le nationalisme français », comme il le prétend. (p.21)
Il a un mot exquis : « superviser », pour dire occuper ou coloniser. Ainsi peut-il faire passer les indus occupants romains, vandales, byzantins et... français, dans le même "paquet" que les Arabes et les Turcs, parce que tous ont voulu « superviser les communautés algériennes » et qu’ils « durent tous se confronter à des résistants » (p.40-41).
Pour G. Meynier, en effet, « les occupants coloniaux se conduisirent comme la plupart des occupants ». « Comme sous les Turcs, la grande affaire était de faire rentrer l’impôt » ! « Comme sous les Turcs, le pouvoir français était despotique et évanescent » (p.35 et sq.). Mais, le despotisme turc – et il souligne ainsi sa tare – n’avait aucune influence sur la transformation de la société : « l’immense majorité des Algériens, en 1830, ignoraient qu’ils relevaient de l’empire ottoman. Ils ne connaissaient que le beylik, ses hommes de main et sa fiscalité ». (Quel bonus civilisateur a constitué pour eux d’avoir eu à faire, après eux, aux "gentlemen" français !) Quant à « la conquête française, (...) plus profonde, plus systématique (et) surtout plus grosse de tant de bouleversements – juridiques, économiques, culturels... », elle ne semble avoir eu aux yeux de G. Meynier qu’une seule faiblesse : celle d’être porteuse en même temps « ... de tant de traumatismes, que la mémoire consciente algérienne assimile pratiquement l’esprit d’indépendance à la résistance aux Français. »

Les deux formes de résistance

En parlant de cette « résistance aux Français » – il veut dire par là, résistance aux « bouleversements » qui devaient moderniser la société –, il a l’accent du procureur du procès des insurgés mokranistes en 1871 et de ses colons-jurés, qui expliquaient « la révolte de populations rebelles à l’islam, chrétiennes en puissance, et hostiles par esprit démocratique à l’aristocratie indigène, par l’influence de l’"arabomanie" militaire qui les avait contaminés »[2].
Cette résistance « armée est séculairement comme une partie inébranlable de la culture » martèle G. Meynier ; ce qui explique « le retour en force du mot d’ordre insurrectionnel en 1945 », malgré l’échec de toutes les révoltes armées du 19e siècle ; retour signifiant l’avortement d’une « possible (?) émancipation par la politique » à laquelle cette vaine résistance avait laissé place. Les « mouvements politiques modernes du 20e siècle » que les « nouvelles élites des "évolués"» ont animés dans ce cadre « finirent tous par se dissoudre dans le Fln ». (p.29) Parmi les virtualités que portait en lui le Ppa-Mtld, creuset du Fln, ce dernier fit prévaloir finalement « celles qui (...) étaient en prise sur une histoire elle-même violente, sur des systèmes de commandements autoritaires traditionnellement violents et que la colonisation n’avait pas peu exacerbés » (p.704).
On retrouve là le souci téléologique de G. Meynier : il veut en effet trouver la confirmation de ce qu’il a décidé être l’essence du Fln, le militarisme. Ce Fln, en se militarisant, aurait agi dans le même sens que le système colonial pour empêcher une issue politique moderne à la colonisation.

Une fumisterie théorique

Nos ancêtres ont résisté aux colonisateurs romains, puis vandales et byzantins. Par la violence des armes, certes, mais pas seulement : ils n’ont négligé aucune autre forme, dont celles de la seule affirmation de leur personnalité propre sous toutes les couleurs idéologico-religieuses ou culturelles possibles : en témoignent l’impression-nant martyrologe de l’Église africaine, la dissidence donatiste, ou encore la cohorte d’hommes publics ou de grands intellectuels numido-romains ou plutôt numido-latins.
Avec les Arabes, nos ancêtres vont connaître de nouveau une période de plus de dix siècles, où ils ont eu, non à résister, mais à épanouir leur génie et leurs qualités propres en participant activement à l’épanouissement de la civilisation arabo-musulmane qu’ils ont pleinement adoptée. Si l’on suivait G. Meynier et sa thèse au psychologisme approximatif, on aurait dû les voir, alors, extérioriser des violences accumulées au cours de leur histoire précédente. Mais ils ont vécu sans que rien, sur ce plan, ne les distingue des autres peuples.
Malgré tout, cette "théorie" de la violence récurrente est très séduisante pour le sens commun, et l’on a vu un historien sérieux comme B. Stora, l’utiliser, mais comme une pirouette pour éluder une question sur ce qu’il pensait des interrogations des Algériens sur leur passé : il s’est limité à renvoyer à ces questionnements tels qu’ils apparaissent dans les "travaux des chercheurs algériens, en particulier ceux de M. Harbi". Mais il est trop intelligent pour ne pas savoir que les choses ne sont pas aussi simples. Lui, précisément, connaît la violence endurée par les Juifs tout au long de leur histoire, dont la moindre n’est pas celle, subie avec leurs frères musulmans, lors de la reconquista ou de la conquête de l’Algérie qui a vu le génocide de tribus entières, comme les Zaatcha... Mais il s’élèverait contre toute utilisation simpliste de cette histoire douloureuse pour définir les Juifs comme essentiellement violents...
C’est dire que cette "théorie" exposée par G. Meynier à propos du Fln, n’est qu’une fumisterie, une construction à laquelle ne pourra jamais donner consistance cette accumulation à longueur de phrases et de pages, des mots armé, militaire, militarisation, insurrection, et autre sacralisation activiste des armes et de la militarisation...

Insurrection et messianisme

G. Meynier part à la recherche de la généalogie "militariste" du Fln. Il note que la résistance armée, défaite au 19e siècle, n’a pas disparu pour autant. Au 20e, avant de céder la place aux mouvements politiques modernes, elle s’est encore manifestée dans « la messianique insurrection de 1916-17 » : des « cadres sociaux ruraux » ont repris « le flambeau de la révolte armée » et il y voit une « manière de répétition générale du soulèvement » de 1954.
C’est là, dans tout ce gros ouvrage, la seule originalité dont fait preuve notre historien, de privilégier ce petit épisode qui n’a pas retenu l’attention de ses collègues. Erreur, dit-il, « cette insurrection revêt historiquement une grande importance » (p.44). Elle annonce « des conjonctions explosives entre villes et campagnes » (p.45). Mais ces conjonctions, il a des difficultés à les démêler tant son analyse de la société colonisée est encombrée de préjugés et marquée par un sociologisme approximatif lui aussi.
L’on a noté là que, parlant de la résistance anticoloniale, G. Meynier accole au terme insurrection le qualificatif messianique ou millénariste, sans se soucier du fait que ce sont là deux notions antinomiques : le messianisme (ou le millénarisme) veut dire que vous attendiez avec patience, l’arrivée d’un messie pour qu’il vous délivre d’un mal contre quoi vous êtes impuissant. Et il précise, avec un brin de dérision, que ce messie vainement attendu était la Turquie ottomane ou même kémaliste, et les autres États arabo-musulmans, eux-mêmes en butte aux mêmes blocages du traditionalisme musulman. Mais il feint de ne pas voir que le fatalisme messianique se conjugue mal avec l’esprit d’insurrection dont la permanence – on le saisit bien – l’irrite parce qu’il y voit un obstacle à la modernité.
Khaled ou quelle émancipation ? par les armes ou par la politique ?
De fait, ce que notre peuple agressé attendait, c’était un soutien international à sa lutte légitime ; et ce qui rendait mythique cette attente, c’était la fermeture du champ international par l’entente entre elles des puissances européennes pour ce premier partage impérialiste du monde qui légitimait, lui, l’occupation. Pourtant ce soutien espéré n’était vain que dans la mesure où cette entente pouvait tenir. Et déjà Khaled avait saisi que le principe wilsonnien du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, mettait cette entente à l’épreuve et offrait la possibilité de sortir la question algérienne du tête-à-tête avec le colonisateur. C’est le sens de la requête qu’il a adressée au président américain. Il l’a fait, précise G. Meynier (p.51), « en catimini » – quel manque de franchise ou de courage ! – et « sans résultats »...
Pourtant, Khaled a tout pour plaire à G.Meynier : il n’est pas de ces ruraux dont le défaut aux yeux de notre historien est qu’ils doivent passer par un parti pour se faire un statut social. Ce n’est pas non plus un autodidacte à demi ignorant. Ses chefs témoignent qu’il est « un homme d’une très haute valeur parlant admirablement le français, connaissant très bien les besoins des Musulmans auxquels on ne doit pas s’étonner qu’il se dévoue, mais aussi les obligations qu’il a vis-à-vis de la France, sa patrie d’adoption ».
Mais G. Meynier reproche à Khaled de mener son jeu politique dans l’ambiguïté, de s’être adressé à une autorité étrangère alors qu’il dit avoir choisi de servir la France, de prendre prétexte d’avoir payé l’impôt du sang pour revendiquer une « représentation des Algériens au Parlement français, sans abandon du statut musulman », de montrer son attachement à un tel « statut..., alors qu’en privé il ne (lui) répugnait pas... à dûment arroser la bonne chère qu’il affectionnait... » (p.46-47) – quel argument définitif sous la plume de notre islamologue ! –, en un mot, Meynier lui fait grief de ne se coiffer franchement ni du képi ni du turban, comme il l’a montré sur l'illustration de couverture du livre qu’il lui a consacré.
L’hostilité à Khaled amène Meynier à se faire juge méprisant, lui reprochant la « peu reluisante transaction imaginée...» par son bourreau pour l’exiler. En fait, il reprend là les pires accusations de l’administration coloniale en Algérie pour le discréditer aux yeux de ses adeptes. Près d’un siècle après, il est sans doute contrarié par ce qui dérangeait alors le Gouverneur général : Ageron, en effet, relate que ce dernier « jugeant qu’il (Khaled) se livrait à des "dépenses superflues en tournées électorales" et qu’il esquissait "un mouvement d’agitation", lui fit retirer la subvention de 2 800 F qu’il recevait du budget algérien. Il répondit fièrement qu’il n’avait pas choisi de servir la France pour de l’argent »[3].
Cependant, G. Meynier semble en vouloir à Khaled d’avoir habilement « surfé » sur les vagues mouvantes d’une légalité dont il a su intelligemment ménager les espaces en inscrivant ouvertement son action dans le cadre tracé par Abdelkader et Napoléon III, qu’il citait pour évoquer "le pacte organique qui mêla, (sous leur égide), les forces françaises et les forces indigènes de l’Algérie". [4] Bien évidemment, l’administration lui déclara la guerre : elle ne pouvait accepter la remise à l’honneur d’une politique dont elle s’était débarrassée à la chute de l’Empire, en exigeant des parlementaires « d’établir des lois conçues uniquement en vue de l’extension de la colonie française et laisser les Arabes se tirer comme ils le pourront de la bataille de la vie »[5]. Mais Khaled, prenant en main le programme des Jeunes Algériens, va le défendre en France, auprès « des milieux politiques attachés aux réformes ». Il affirme que les « Jeunes Algériens indépendants et désintéressés représentent bel et bien l’opinion indigène alors que nos soi-disant représentants sont en réalité faits pour contrecarrer nos revendications légitimes et servir leurs intérêts personnels ».
Refusant la « naturalisation », fustigeant les “m’tornis” qui l’acceptent, en se reniant en tant que « fils d’une race qui a eu son passé, sa grandeur et qui n’est pas une race inférieure », il défend l’idée que cette race contredirait cette grandeur passée si, faisant preuve d’une « grande incapacité de jugement », elle refusait « de s’engager dans les voies de l’avenir que vous lui ouvrez... » ; et il affirme fort qu’« elle ne refuse pas de le faire », pour mettre la balle dans le camp du colonisateur : « Les Musulmans algériens ne se plaignent que du trop peu d’instruction ». Ayant accepté « tous les devoirs, y compris l’impôt du sang », ils revendiquent « très raisonnablement des droits... ». Aussi vous demandent-ils : « Instruisez-nous, assistez-nous comme vous pouvez le faire en temps de paix. Associez-nous à votre prospérité et à votre justice. Nous serons avec vous aux heures du danger. » En avril 1914, il demandait à la France la suppression de tout régime d’exception en Algérie, une représentation indigène dans les assemblées délibératives, l’emploi et la protection de la main-d’œuvre indigène en France.
Khaled formate ainsi, si l’on peut dire, le combat émancipateur : il met le colonisateur face à ses devoirs de puissance civilisatrice proclamée et n’hésite pas à désigner les Français d’Algérie comme le blocage essentiel à la mise en œuvre de cette mission. Ce faisant, il rappelle l’esprit de l’avertissement allégorique lancé par son grand-père, Abdelkader, dans sa fameuse Lettre au Français : “aux hommes qui refusent de s’entendre par la parole il ne reste que le langage de la violence". Du même coup, il pave la voie de la lutte des élites urbaines enhardies par son action pour l’émancipation de l’Algérie, et détermine les modalités de leur résistance/dialogue face à l’État colonial : pas de salut individuel en dehors du règlement de la question indigène dans son ensemble, question dont il est le premier à affirmer positivement le caractère "national", à travers justement son appel aux principes wilsonniens.
Il sera battu, lui aussi, ainsi que ses interlocuteurs politiques français réformateurs, comme avaient été mis en échec une première fois Abdelkader et Napoléon III. Mais ses adeptes développeront au moins des revendications égalitaires, et ne manqueront pas de refaire les mêmes gestes de défense d’une nation indépendante de la France, dès que les mêmes conditions d’ouverture internationale se présenteront : ce sera le cas notamment de F. Abbas, avec le Manifeste qu’il a présenté au consul américain Murphy, en 1942 ; ce sera encore le cas de Messali adressant un Mémoire à l’Assemblée générale de la toute nouvelle ONU réunie au Palais Chaillot à Paris en 1949... Mais « même pris à ses propres arguments, et surtout pris à ses propres arguments, le pouvoir français ne cédait en rien », reconnaît G. Meynier (p.52).
C’est dans le non aboutissement de ces offres politiques de dialogue vainement répétées, et non dans le caractère prétendument militariste du Fln, qu’il faut voir la cause fondamentale de la violence qui a marqué la réponse à la dernière de ces offres, celle formulée le 1er novembre 1954. Malgré ce qu’en dit G. Meynier, elle en a été une, d’offre de dialogue : on le comprend à la lecture de la proclamation politique qui l’a portée, ou encore aux tentatives du gouvernement Guy Mollet pour nouer le dialogue ; ou même si on s’en tient à la réplique belliqueuse, restée célèbre, de son ministre de l’Intérieur, Mitterrand, de l’époque : "la seule réponse, c’est la guerre" !

‘Abdel ‘alim MEDJAOUI
(moujahid, écrivain)



[1]. Jacques Berque, Arabies, Op. cit., p.14. Plus loin, p.66, il insiste : « Nous avions à frapper d’illégitimité le droit plus que centenaire de l’Algérie française.»
[2]. Ch.-A. Julien Histoire de l’Algérie contemporaine, t.1, PUF, 1964, p.495.
[3]. Ch.-R. Ageron, Les Algériens musulmans et la France, t.2, PUF. 1968, p.1051. Ageron dégonfle là l’opération d’attentat à l’honorabilité de Khaled, que G. Meynier reprend à son compte non sans y ajouter sa touche personnelle en signalant dans une note perfide en bas de page 51, que déjà le grand-père, « Abdelkader avait accepté de Napoléon III une pension de 150 000 fr. or », une sorte d’antécédent révélateur de la vénalité de la famille !
[4]. Ibid. Pacte que G.Meynier dénomme (p.42) « la politique impériale culpabilisante du "royaume arabe" qui, dans la 2nde moitié de l’Empire, proclama à l’endroit des Algériens quelques intentions libérales ».
[5]. Ch.-R. Ageron, Histoire de l’Algérie contemporaine, Dahleb-PUF. Que sais-je ? 1964, p.36

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