jeudi 29 novembre 2007

Un livre qui fera date

GILBERT MEYNIER ET L’HISTOIRE INTERIEURE DU FLN
...Voici que s’ouvre une troisième phase encore plus incertaine. Beaucoup de ceux de la gauche et de l’intelligentsia, qui ont milité dans le sens de ces libérations, s’étonnent de n’y plus jouer aucun rôle. Volontiers ils donneraient des leçons, ils considéreraient l’Algérien comme celui par qui s’enclenchent les révolutions euro-péennes. Or, l’Algérien n’entend ni jouer le rôle du « maillon faible », ni servir d’instrument à la révolution des autres. Quant à la sienne, il n’a pas de trop de ses propres efforts pour arriver à la sauver des contradictions et des obstacles externes et internes qui s’accumulent sur son chemin. Plusieurs de ceux qui avaient soutenu l’effort de libération, se trouvant sur la terre libérée (…), eurent à pâtir des gouvernements locaux, impatientés par leurs indiscrétions, ou gênés par leur regard. Certains ont été expulsés, d’autres ont même fait de la prison. Regrettables épisodes, mais qui s’expliquent de façon très simple. Ces libérations voulaient dire : libération par rapport à nous, langage, idéologie, style de vie, projets... Bref, il fallait au Tiers-monde non pas accepter, mais inventer des langages pour et par lui-même, et c’est cela même qui s’appelle décolonisation.
Jacques Berque, Arabies, Stock, 1978-80, p.67
Un livre , qui « fera date », selon son préfacier, est en vente dans nos librairies. Son auteur, nous dit-on encore, est un historien familiarisé avec les Algériens, leur pays et leur langue.
Ce n’est pas le premier écrit de G. Meynier sur l’Algérie. Mais en entre-prenant l’Histoire intérieure du FLN, il a conscience qu’il aborde une tâche autrement plus épineuse que celle de ses autres livres. Il prend donc soin de s’entourer de ″mentors″ , de se découvrir une mission ... puis il sent que c’est une gageure, pour le citoyen – qu’il est – d’une nation qui a oc-cupé notre pays pendant 132 ans, que d’écrire sur l’Algérie en tant qu’objet d’histoire. Aussi avance-t-il qu’il a « depuis longtemps réglé (ses) comptes avec le nationalisme français », tout en cherchant des auteurs dont il pourrait être l’émule : « Après tout, dit-il (p.21), sur un sujet fon-damental pour les Français, le régime de Vichy, le meilleur livre, et de loin, a été écrit par un Américain, Robert Paxton . »
Mais c’est précisément le choix de cet exemple d’émulation qui est signi-ficatif à plus d’un titre. Car de quel poids honteux G. Meynier veut-il sou-lager la mémoire des Algériens ? Pense-t-il que nous devons rougir de ce qu’a fait notre FLN ? Ce dernier a-t-il mis son action au service humiliant de l’occupant et utilisé son prestige pour légitimer aux yeux du peuple cette ignominieuse occupation ? Au contraire, le monde entier – et le jeune G. Meynier, le premier – a hautement apprécié et soutenu l’action libératrice, pour notre peuple et d’autres, y compris le peuple français , de notre glorieux FLN. Mais notre historien se propose de nous montrer que nous nous trompons, et que si le FLN a « su faire aboutir l’ambition politique de novembre, l’indépendance » (p.25), il l’a fait avec des moyens peu recommandables et seulement pour se substituer au colonisateur dans la domination du peuple.
Ce que G. Meynier a retenu de M. Harbi
Il n’est pas dans notre propos de contester à G. Meynier le droit de me-ner une étude sur le FLN. Mais tout scientifique se penchant sur un sujet – fût-ce les « Serpents venimeux » – a besoin d’une réelle empathie avec ce sujet pour pouvoir le comprendre et l’expliquer. Notre historien est, au contraire, dans ce livre, tout animosité à l’encontre de son sujet... la so-ciété algérienne, et pas seulement le FLN.
De plus, s’il a eu la chance de bien fréquenter Harbi et son œuvre, il n’a pas su tirer profit de toute la richesse de cette dernière, encore moins de faire œuvre originale. La précaution méthodologique de Harbi contestant « l’interprétation "occidentaliste" revena(n)t à nier à la société algérienne toute historicité propre » , était un courageux coup de pied théorique dans la fourmilière de l’analyse marxiste du fameux mode de production asiatique.
Cette précaution méthodologique, G. Meynier n’entreprend pas d’en ap-profondir les voies qu’elle ouvre pour la compréhension, et voir en quoi cette « historicité propre » de la société algérienne influe sur le processus de modernisation qui la travaille ; mais il en part pour immédiatement tuer le potentiel de fécondité qu’elle promettait, en décidant que c’est cette spécificité même qui ferme aux Algériens la voie de la modernité.
Des interrogations qui méritent d’être discutées
Nous verrons plus loin les motifs qui nous semblent pousser G. Meynier à adopter les orientations méthodologiques de Harbi pour mieux les retourner contre elles-mêmes ; pourquoi il fonde toute sa problématique sur elles, comme base pour clore le débat qu’elles étaient supposées ouvrir, et considérer cette fermeture comme un acquis définitif de l’historiographie de l’Algérie contemporaine.
Harbi a raison de s’insurger contre la grille d’interprétation qui, pour « expliquer la dynamique sociale et les tendances de développement », crée « artificiellement et arbitrairement une classe féodale et fait de la petite bourgeoisie le relais et le substitut de la bourgeoisie ». Il a raison d’essayer de comprendre comment les structures originales de la société algérienne ont résisté à la pénétration du capitalisme colonial, et de saisir le pourquoi de cette résistance. Il a raison de vouloir cerner la place et le rôle de ces fragiles « îlots de modernité (autochtones) qui fondaient l’hégémonie des villes sur les campagnes », et découvrir le secret de la fragilité des nouvelles « élites urbaines et villageoises » et du « rôle de moteur qu’(elles) rêvaient de tenir dans la formation d’une société nou-velle » : cette fragilité était-elle due au « caractère de plus en plus urbain de la puissance sociale européenne » ? au « développement démogra-phique et l’exode rural » ? à leur « position dans la production (...) com-mandant la relation (de leur) leadership (...) à la structure sociale » par leur « éloignement des positions centrales de la société bourgeoise », qui en fait des « classes (...) soit étrangères, soit faibles ou défaites comme classes politiquement actives » ?
C’est dire toute la richesse de la piste ouverte par Harbi pour la re-cherche historique. Voie porteuse en effet dans le sens indiqué par Jacques Berque, par exemple, quand il a considéré le choix des nationali-sations dans nos pays musulmans (en Égypte et en Algérie, par exemple), comme un « recyclage de l’identité » . Cette piste, G. Meynier ne prend pas la peine de l’explorer. La façon qu’il a de concentrer le projecteur de son travail sur ce qu’il a appelé « l’essence du FLN », sur sa vie « intérieure », lui permet de forcer la réflexion de Harbi, de l’« exaspérer » en quelque sorte : et de désigner, comme une résistance à la modernisation, l'opposition qu’a développée la société algérienne contre une volonté déclarée visant à l’annihiler à travers toutes sortes de calamités qui ont constitué et accompagné la terrible épreuve de la conquête , à la suite de quoi la colonisation a finalement détruit ses ressorts intimes .
C’est que ce capitalisme colonial greffé sur l’Algérie était une fausse pé-nétration du capitalisme. Des auteurs tels que par exemple, Nora, Fanon et, les approuvant, Elsenhans, pensent que c’était plutôt le système colo-nial qui faisait obstacle à la modernisation de notre société ; que les luttes du mouvement national, dans ses différentes tendances, s’inscrivaient dans le cours visant à lever cet obstacle. Les forces autochtones s’efforçaient de lutter contre leur exclusion, par le code de l’indigénat, du procès de production bourgeois monopolisé par le capital colonial. Mais ces classes qu’il marginalisait, ne pouvaient être politiquement actives et prétendre donc à assurer le leadership de la société autochtone. Celui-ci sera donc assuré par son aile marchante, qui militait pour faire partager, bon gré mal gré, par toutes les forces politiques, l’idée que l’indépendance était la condition sine qua non de « l’intériorisation du capitalisme ».
C’est toute l’histoire de l’idée indépendantiste, que certaines d’entre ces forces, vu leur état de faiblesse et leur défaite, ne pouvaient même pas envisager et qu’elles pensaient pouvoir éviter de poser si elles faisaient mûrir des solutions de rechange leur permettant de s’insérer dans la so-ciété bourgeoise moderne en évitant le plus possible de s’attirer les foudres coloniales ; mais cette idée finira par s’imposer par la logique même du capital colonial, puisque comme le rappelle Meynier lui-même « il n’entra jamais dans les projets de la République française d’assimiler l’Algérie des Algériens » (p.677). D’où – comme nous essaierons de le voir – toute la légèreté de sa démonstration d’un FLN rejetant toute possibilité d’une "solution politique", et "rompant avec la politique" au profit d’un bras de fer engagé sous égide militaire. Pour lui, c’est la seule explication des luttes qui ont secoué le mouvement national.
Structures traditionnelles et modernité impérialiste
Il faut rappeler d’ailleurs qu’à la veille de l’occupation coloniale de notre pays , notre aire civilisationnelle avait engagé une profonde mue révolu-tionnaire prometteuse qui a été étouffée dans l’œuf. La Turquie ottomane avait entamé sa rénovation par le mouvement moderne des Tanzimat, de même que l’Egypte de Mohammed-Ali par ses vigoureuses initiatives de modernisation : toutes les deux puisaient leurs inspirations dans la Révolution française... et dans l’exemple de Napoléon qui avait mobilisé autour de lui le mouvement des peuples de l’Europe continentale contre l’Angleterre et la coalition réactionnaire qui l’avait rejointe pour faire avorter l’émergence de la bourgeoisie et du capital national en France.
Mais le retard des deux puissances musulmanes et leurs défaites mili-taires face à la même coalition européenne, ne leur ont pas permis de faire échec à cette dernière. C’est dire que, devant la nécessité des changements qui s’y était vivement fait jour à travers ces deux foyers révolutionnaires, les structures traditionnelles dépassées des pays de notre aire civilisationnelle n’ont perduré que par le soutien que leur ont amoureusement prodigué les puissances impérialistes européennes. Celles-ci ont ainsi entretenu la crise et veillé à la faire pourrir jusqu’à la rendre insupportable pour le peuple turc et les différents autres peuples de l’empire et par-là encourager les révoltes en se drapant du manteau de libérateurs. Cela leur a permis de dépecer cet empire en parrainant la naissance, sur ses décombres, d’entités nationales nouvelles. Mais elles ont pris soin alors, notamment dans la région proche orientale, d’installer de telles entités dans une situation d’instabilité permanente, avec des frontières artificielles bouleversant des destinées de populations façonnées par l’histoire, et désormais lourdes de contentieux quasi-insurmontables... Et surtout ces parrainages impérialistes ont veillé à dénoyauter de telles entités, à les priver de leur cœur battant, l’impétueux mouvement national arabe, court-circuité au profit de principautés tribales, installées au pouvoir et pourvues d’armées « nationales » dirigées par des officiers anglais...
Les choses se sont compliquées d’autant que nos pays devaient aussi compter avec l’intervention intéressée d’une France qui avançait ses con-voitises de puissance coloniale impérialiste sous le couvert de l’aura qu’elle s’était acquise de champion de la libération des nationalités. En ef-fet, chez nous, l’occupation française ne s’est-elle pas couverte du beau prétexte de nous libérer de la « domination » turque ? En fait, c’est de notre peuple que cette opération a voulu "libérer" le pays pour le repeu-pler par des Européens. À ces derniers la modernité. Quant aux "indi-gènes" qui ont pu survivre à la tragédie de la colonisation, qu’ils s’accrochent s’ils le peuvent au char de la modernité européenne ou qu’ils continuent de croupir dans leur irréductible barbarie.
Une omission idéologique
Nous sommes quelque peu gêné de paraître ainsi faire la leçon à un his-torien à la carrière affirmée, mais qui se satisfait paresseusement de cette version de l’histoire de l’Algérie, suite d’invasions... Mais il nous semble que l’on doit à la probité intellectuelle d’exposer ces vérités pour mieux appréhender une histoire que l’idéologie colonialiste continue de vouloir écrire à sa gloire, dans un mouvement négationniste remettant en cause les avancées courageusement introduites par les Julien et autres Ageron dans la décolonisation de l’histoire coloniale de l’Algérie. Ce sont en effet, des réalités déterminantes avec lesquelles ont dû compter les Algériens dans leur lutte pour être de leur siècle.
Harbi a raison encore de s’élever contre ceux qui cherchent à mettre les faiblesses et défauts de notre marche à la modernité exclusivement sur le dos du colonialisme. Mais il nous semble que G. Meynier profite de ce scrupule méthodologique de son ami pour faire passer en contrebande son idée pour le moins néocolonialiste – sinon raciste –, qu’il développe sous différents angles tout au long du livre comme un leitmotiv et qu’il résume crûment au début de sa conclusion (p.677) : par son attachement à l’Islam et son messianisme millénariste, par son engluement dans le communautarisme, la société algérienne, affirme-t-il, « n’avait ni les moyens intellectuels, ni le désir d’élaborer un corpus idéologique débouchant sur une modernité nationale. L’idéologie du FLN était d’emblée vouée à s’identifier aux habits musulmans qu’elle avait endossés. Les avancées culturelles introduites par les appareils idéologiques coloniaux chez les "évolués" étaient bien superficielles, en tout cas marquées du sceau de la culpabilité à l’égard de la nation algérienne identifiée à la communauté musulmane. »
Comment peut-on être Persan ? avait ironisé un fameux Encyclopédiste de chez lui !
L’Algérie n’a pas su – et ne pouvait structurellement pas – profiter de la chance d’avoir été colonisée pour entrer en modernité. Le FLN et l’indépendance qu’il a conquise, le pouvoir qu’il a établi à l’issue de la guerre, ne sont que le reflet de cette incapacité fondamentale : voilà le contenu du chef-d’œuvre venu couronner neuf ans d’enquête et de ren-contre ou de côtoiement par archives et livres interposés, de nombreux Algériens, par ailleurs « hommes de valeur ». (p.24)
Ces données générales éclairant l’entreprise de notre historien ainsi ex-posées, nous essaierons de décortiquer le message idéologique de cette œuvre, sur divers plans dont l’idée indépendantiste et la violence, d’une part, et l’idée de la nation et de l’islam, d’autre part.
Abdel‘alim MEDJAOUI, écrivain.
Janvier 2004

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