jeudi 29 novembre 2007

Abdel`alim Medjaoui

Né à Tlemcen en 1935, Abdel`alim Medjaoui est de la génération des moudjahidine dont il a tracé le portrait dans un premier livre, "Ce Pays est le notre" (Casbah-Editions, Alger, 2000). Il revient dans "Le Géant aux yeux bleus. Novembre, où en est ta Victoire?" (Casbah-Editions, Alger, 2007) sur les années d'indépendance à la lumière critique et autocritique de son expérience de militant du socialisme, confronté de façon solidaire à ses anciens compagnons du combat libérateur. Il rejoint le PCA en 1963 et a été un des animateurs du PAGS jusqu'à son départ en retraite en 1993.

Le géant aux yeux bleus. Novembre, où en est la Victoire?

Bonnes feuilles :

Extrait 1 : Alger républicain

Extrait 2 : introduction

Extrait 3 : août 1962

Extrait 4 : en médecine

Extrait 5: Le mouvement étudiant

Le FLN militarisé de G. Meynier

« Favorable au combat du FLN, dit G. Meynier, j’avais vingt ans à l’indépendance de l’Algérie. Je commençais bientôt à me former une opinion sur le Front lui-même, et pas seulement sur le sens de son combat... » Au terme d’une décennie de quête, son opinion est faite sur ce qu’il appelle l’essence du FLN, c’est-à-dire, précise-t-il (p.21), ses « relations avec le peuple algérien », sa « genèse et (son) évolution comme système de pouvoir ». C’est ce qu’il expose dans son dernier livre.
Nous chercherons, pour notre part, le sens que G. Meynier semble vouloir donner à son travail d’universitaire. Et nous nous apercevrons que ce sens dévoile bien l’essence du chercheur qu’il est : le procédé oblique utilisé par l’historien G. Meynier tend à disqualifier le sens même du combat du FLN.
Pour notre auteur, « le FLN fut l’expression terminale d’une résistance anticoloniale qui n’avait jamais complètement cessé depuis 1830.» (p.677) Cette définition, juste en elle-même, vise à démontrer que le FLN s’est inscrit contre les avancées modernes d’une démarche politique qui s’était fait jour dans la société colonisée, et a imposé le retour réactionnaire à la ligne de résistance armée.

Les bouleversements du colonialisme

L’on aurait attendu d’un historien non dénué de sympathie pour l’Algérie, et se réclamant d’Ageron, qu’il approfondisse l’effort pionnier de révision anticoloniale de l’histoire de l’Algérie, que le maître a entamé avec Ch.-A. Julien. Mais c’est une démarche autre que G. Meynier adopte.
Il convient que la base de l’édifice colonial était faite de « violence », de « déni de justice » et que « ses profondeurs structurelles étaient l’inégalité et le racisme ». Mais, Julien comme Ageron ont, documents exhumés à l’appui, plus objectivement parlé de ces attributs condamnables du colonialisme, et nombre d’intellectuels français se sont engagés aux côtés des Algériens pas seulement contre ces "défauts", mais surtout pour frapper « d’illégitimité la bonne conscience coloniale » [1]. Lui, en reste au parallèle avec les Turcs dont il ne semble même pas comprendre qu’il est fallacieux, inintelligence qui prend ici le sens d’un parti pris pour le moins néo-colonial et qui devrait le pousser à s’analyser pour voir jusqu’où il a « réglé (s)es comptes avec le nationalisme français », comme il le prétend. (p.21)
Il a un mot exquis : « superviser », pour dire occuper ou coloniser. Ainsi peut-il faire passer les indus occupants romains, vandales, byzantins et... français, dans le même "paquet" que les Arabes et les Turcs, parce que tous ont voulu « superviser les communautés algériennes » et qu’ils « durent tous se confronter à des résistants » (p.40-41).
Pour G. Meynier, en effet, « les occupants coloniaux se conduisirent comme la plupart des occupants ». « Comme sous les Turcs, la grande affaire était de faire rentrer l’impôt » ! « Comme sous les Turcs, le pouvoir français était despotique et évanescent » (p.35 et sq.). Mais, le despotisme turc – et il souligne ainsi sa tare – n’avait aucune influence sur la transformation de la société : « l’immense majorité des Algériens, en 1830, ignoraient qu’ils relevaient de l’empire ottoman. Ils ne connaissaient que le beylik, ses hommes de main et sa fiscalité ». (Quel bonus civilisateur a constitué pour eux d’avoir eu à faire, après eux, aux "gentlemen" français !) Quant à « la conquête française, (...) plus profonde, plus systématique (et) surtout plus grosse de tant de bouleversements – juridiques, économiques, culturels... », elle ne semble avoir eu aux yeux de G. Meynier qu’une seule faiblesse : celle d’être porteuse en même temps « ... de tant de traumatismes, que la mémoire consciente algérienne assimile pratiquement l’esprit d’indépendance à la résistance aux Français. »

Les deux formes de résistance

En parlant de cette « résistance aux Français » – il veut dire par là, résistance aux « bouleversements » qui devaient moderniser la société –, il a l’accent du procureur du procès des insurgés mokranistes en 1871 et de ses colons-jurés, qui expliquaient « la révolte de populations rebelles à l’islam, chrétiennes en puissance, et hostiles par esprit démocratique à l’aristocratie indigène, par l’influence de l’"arabomanie" militaire qui les avait contaminés »[2].
Cette résistance « armée est séculairement comme une partie inébranlable de la culture » martèle G. Meynier ; ce qui explique « le retour en force du mot d’ordre insurrectionnel en 1945 », malgré l’échec de toutes les révoltes armées du 19e siècle ; retour signifiant l’avortement d’une « possible (?) émancipation par la politique » à laquelle cette vaine résistance avait laissé place. Les « mouvements politiques modernes du 20e siècle » que les « nouvelles élites des "évolués"» ont animés dans ce cadre « finirent tous par se dissoudre dans le Fln ». (p.29) Parmi les virtualités que portait en lui le Ppa-Mtld, creuset du Fln, ce dernier fit prévaloir finalement « celles qui (...) étaient en prise sur une histoire elle-même violente, sur des systèmes de commandements autoritaires traditionnellement violents et que la colonisation n’avait pas peu exacerbés » (p.704).
On retrouve là le souci téléologique de G. Meynier : il veut en effet trouver la confirmation de ce qu’il a décidé être l’essence du Fln, le militarisme. Ce Fln, en se militarisant, aurait agi dans le même sens que le système colonial pour empêcher une issue politique moderne à la colonisation.

Une fumisterie théorique

Nos ancêtres ont résisté aux colonisateurs romains, puis vandales et byzantins. Par la violence des armes, certes, mais pas seulement : ils n’ont négligé aucune autre forme, dont celles de la seule affirmation de leur personnalité propre sous toutes les couleurs idéologico-religieuses ou culturelles possibles : en témoignent l’impression-nant martyrologe de l’Église africaine, la dissidence donatiste, ou encore la cohorte d’hommes publics ou de grands intellectuels numido-romains ou plutôt numido-latins.
Avec les Arabes, nos ancêtres vont connaître de nouveau une période de plus de dix siècles, où ils ont eu, non à résister, mais à épanouir leur génie et leurs qualités propres en participant activement à l’épanouissement de la civilisation arabo-musulmane qu’ils ont pleinement adoptée. Si l’on suivait G. Meynier et sa thèse au psychologisme approximatif, on aurait dû les voir, alors, extérioriser des violences accumulées au cours de leur histoire précédente. Mais ils ont vécu sans que rien, sur ce plan, ne les distingue des autres peuples.
Malgré tout, cette "théorie" de la violence récurrente est très séduisante pour le sens commun, et l’on a vu un historien sérieux comme B. Stora, l’utiliser, mais comme une pirouette pour éluder une question sur ce qu’il pensait des interrogations des Algériens sur leur passé : il s’est limité à renvoyer à ces questionnements tels qu’ils apparaissent dans les "travaux des chercheurs algériens, en particulier ceux de M. Harbi". Mais il est trop intelligent pour ne pas savoir que les choses ne sont pas aussi simples. Lui, précisément, connaît la violence endurée par les Juifs tout au long de leur histoire, dont la moindre n’est pas celle, subie avec leurs frères musulmans, lors de la reconquista ou de la conquête de l’Algérie qui a vu le génocide de tribus entières, comme les Zaatcha... Mais il s’élèverait contre toute utilisation simpliste de cette histoire douloureuse pour définir les Juifs comme essentiellement violents...
C’est dire que cette "théorie" exposée par G. Meynier à propos du Fln, n’est qu’une fumisterie, une construction à laquelle ne pourra jamais donner consistance cette accumulation à longueur de phrases et de pages, des mots armé, militaire, militarisation, insurrection, et autre sacralisation activiste des armes et de la militarisation...

Insurrection et messianisme

G. Meynier part à la recherche de la généalogie "militariste" du Fln. Il note que la résistance armée, défaite au 19e siècle, n’a pas disparu pour autant. Au 20e, avant de céder la place aux mouvements politiques modernes, elle s’est encore manifestée dans « la messianique insurrection de 1916-17 » : des « cadres sociaux ruraux » ont repris « le flambeau de la révolte armée » et il y voit une « manière de répétition générale du soulèvement » de 1954.
C’est là, dans tout ce gros ouvrage, la seule originalité dont fait preuve notre historien, de privilégier ce petit épisode qui n’a pas retenu l’attention de ses collègues. Erreur, dit-il, « cette insurrection revêt historiquement une grande importance » (p.44). Elle annonce « des conjonctions explosives entre villes et campagnes » (p.45). Mais ces conjonctions, il a des difficultés à les démêler tant son analyse de la société colonisée est encombrée de préjugés et marquée par un sociologisme approximatif lui aussi.
L’on a noté là que, parlant de la résistance anticoloniale, G. Meynier accole au terme insurrection le qualificatif messianique ou millénariste, sans se soucier du fait que ce sont là deux notions antinomiques : le messianisme (ou le millénarisme) veut dire que vous attendiez avec patience, l’arrivée d’un messie pour qu’il vous délivre d’un mal contre quoi vous êtes impuissant. Et il précise, avec un brin de dérision, que ce messie vainement attendu était la Turquie ottomane ou même kémaliste, et les autres États arabo-musulmans, eux-mêmes en butte aux mêmes blocages du traditionalisme musulman. Mais il feint de ne pas voir que le fatalisme messianique se conjugue mal avec l’esprit d’insurrection dont la permanence – on le saisit bien – l’irrite parce qu’il y voit un obstacle à la modernité.
Khaled ou quelle émancipation ? par les armes ou par la politique ?
De fait, ce que notre peuple agressé attendait, c’était un soutien international à sa lutte légitime ; et ce qui rendait mythique cette attente, c’était la fermeture du champ international par l’entente entre elles des puissances européennes pour ce premier partage impérialiste du monde qui légitimait, lui, l’occupation. Pourtant ce soutien espéré n’était vain que dans la mesure où cette entente pouvait tenir. Et déjà Khaled avait saisi que le principe wilsonnien du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, mettait cette entente à l’épreuve et offrait la possibilité de sortir la question algérienne du tête-à-tête avec le colonisateur. C’est le sens de la requête qu’il a adressée au président américain. Il l’a fait, précise G. Meynier (p.51), « en catimini » – quel manque de franchise ou de courage ! – et « sans résultats »...
Pourtant, Khaled a tout pour plaire à G.Meynier : il n’est pas de ces ruraux dont le défaut aux yeux de notre historien est qu’ils doivent passer par un parti pour se faire un statut social. Ce n’est pas non plus un autodidacte à demi ignorant. Ses chefs témoignent qu’il est « un homme d’une très haute valeur parlant admirablement le français, connaissant très bien les besoins des Musulmans auxquels on ne doit pas s’étonner qu’il se dévoue, mais aussi les obligations qu’il a vis-à-vis de la France, sa patrie d’adoption ».
Mais G. Meynier reproche à Khaled de mener son jeu politique dans l’ambiguïté, de s’être adressé à une autorité étrangère alors qu’il dit avoir choisi de servir la France, de prendre prétexte d’avoir payé l’impôt du sang pour revendiquer une « représentation des Algériens au Parlement français, sans abandon du statut musulman », de montrer son attachement à un tel « statut..., alors qu’en privé il ne (lui) répugnait pas... à dûment arroser la bonne chère qu’il affectionnait... » (p.46-47) – quel argument définitif sous la plume de notre islamologue ! –, en un mot, Meynier lui fait grief de ne se coiffer franchement ni du képi ni du turban, comme il l’a montré sur l'illustration de couverture du livre qu’il lui a consacré.
L’hostilité à Khaled amène Meynier à se faire juge méprisant, lui reprochant la « peu reluisante transaction imaginée...» par son bourreau pour l’exiler. En fait, il reprend là les pires accusations de l’administration coloniale en Algérie pour le discréditer aux yeux de ses adeptes. Près d’un siècle après, il est sans doute contrarié par ce qui dérangeait alors le Gouverneur général : Ageron, en effet, relate que ce dernier « jugeant qu’il (Khaled) se livrait à des "dépenses superflues en tournées électorales" et qu’il esquissait "un mouvement d’agitation", lui fit retirer la subvention de 2 800 F qu’il recevait du budget algérien. Il répondit fièrement qu’il n’avait pas choisi de servir la France pour de l’argent »[3].
Cependant, G. Meynier semble en vouloir à Khaled d’avoir habilement « surfé » sur les vagues mouvantes d’une légalité dont il a su intelligemment ménager les espaces en inscrivant ouvertement son action dans le cadre tracé par Abdelkader et Napoléon III, qu’il citait pour évoquer "le pacte organique qui mêla, (sous leur égide), les forces françaises et les forces indigènes de l’Algérie". [4] Bien évidemment, l’administration lui déclara la guerre : elle ne pouvait accepter la remise à l’honneur d’une politique dont elle s’était débarrassée à la chute de l’Empire, en exigeant des parlementaires « d’établir des lois conçues uniquement en vue de l’extension de la colonie française et laisser les Arabes se tirer comme ils le pourront de la bataille de la vie »[5]. Mais Khaled, prenant en main le programme des Jeunes Algériens, va le défendre en France, auprès « des milieux politiques attachés aux réformes ». Il affirme que les « Jeunes Algériens indépendants et désintéressés représentent bel et bien l’opinion indigène alors que nos soi-disant représentants sont en réalité faits pour contrecarrer nos revendications légitimes et servir leurs intérêts personnels ».
Refusant la « naturalisation », fustigeant les “m’tornis” qui l’acceptent, en se reniant en tant que « fils d’une race qui a eu son passé, sa grandeur et qui n’est pas une race inférieure », il défend l’idée que cette race contredirait cette grandeur passée si, faisant preuve d’une « grande incapacité de jugement », elle refusait « de s’engager dans les voies de l’avenir que vous lui ouvrez... » ; et il affirme fort qu’« elle ne refuse pas de le faire », pour mettre la balle dans le camp du colonisateur : « Les Musulmans algériens ne se plaignent que du trop peu d’instruction ». Ayant accepté « tous les devoirs, y compris l’impôt du sang », ils revendiquent « très raisonnablement des droits... ». Aussi vous demandent-ils : « Instruisez-nous, assistez-nous comme vous pouvez le faire en temps de paix. Associez-nous à votre prospérité et à votre justice. Nous serons avec vous aux heures du danger. » En avril 1914, il demandait à la France la suppression de tout régime d’exception en Algérie, une représentation indigène dans les assemblées délibératives, l’emploi et la protection de la main-d’œuvre indigène en France.
Khaled formate ainsi, si l’on peut dire, le combat émancipateur : il met le colonisateur face à ses devoirs de puissance civilisatrice proclamée et n’hésite pas à désigner les Français d’Algérie comme le blocage essentiel à la mise en œuvre de cette mission. Ce faisant, il rappelle l’esprit de l’avertissement allégorique lancé par son grand-père, Abdelkader, dans sa fameuse Lettre au Français : “aux hommes qui refusent de s’entendre par la parole il ne reste que le langage de la violence". Du même coup, il pave la voie de la lutte des élites urbaines enhardies par son action pour l’émancipation de l’Algérie, et détermine les modalités de leur résistance/dialogue face à l’État colonial : pas de salut individuel en dehors du règlement de la question indigène dans son ensemble, question dont il est le premier à affirmer positivement le caractère "national", à travers justement son appel aux principes wilsonniens.
Il sera battu, lui aussi, ainsi que ses interlocuteurs politiques français réformateurs, comme avaient été mis en échec une première fois Abdelkader et Napoléon III. Mais ses adeptes développeront au moins des revendications égalitaires, et ne manqueront pas de refaire les mêmes gestes de défense d’une nation indépendante de la France, dès que les mêmes conditions d’ouverture internationale se présenteront : ce sera le cas notamment de F. Abbas, avec le Manifeste qu’il a présenté au consul américain Murphy, en 1942 ; ce sera encore le cas de Messali adressant un Mémoire à l’Assemblée générale de la toute nouvelle ONU réunie au Palais Chaillot à Paris en 1949... Mais « même pris à ses propres arguments, et surtout pris à ses propres arguments, le pouvoir français ne cédait en rien », reconnaît G. Meynier (p.52).
C’est dans le non aboutissement de ces offres politiques de dialogue vainement répétées, et non dans le caractère prétendument militariste du Fln, qu’il faut voir la cause fondamentale de la violence qui a marqué la réponse à la dernière de ces offres, celle formulée le 1er novembre 1954. Malgré ce qu’en dit G. Meynier, elle en a été une, d’offre de dialogue : on le comprend à la lecture de la proclamation politique qui l’a portée, ou encore aux tentatives du gouvernement Guy Mollet pour nouer le dialogue ; ou même si on s’en tient à la réplique belliqueuse, restée célèbre, de son ministre de l’Intérieur, Mitterrand, de l’époque : "la seule réponse, c’est la guerre" !

‘Abdel ‘alim MEDJAOUI
(moujahid, écrivain)



[1]. Jacques Berque, Arabies, Op. cit., p.14. Plus loin, p.66, il insiste : « Nous avions à frapper d’illégitimité le droit plus que centenaire de l’Algérie française.»
[2]. Ch.-A. Julien Histoire de l’Algérie contemporaine, t.1, PUF, 1964, p.495.
[3]. Ch.-R. Ageron, Les Algériens musulmans et la France, t.2, PUF. 1968, p.1051. Ageron dégonfle là l’opération d’attentat à l’honorabilité de Khaled, que G. Meynier reprend à son compte non sans y ajouter sa touche personnelle en signalant dans une note perfide en bas de page 51, que déjà le grand-père, « Abdelkader avait accepté de Napoléon III une pension de 150 000 fr. or », une sorte d’antécédent révélateur de la vénalité de la famille !
[4]. Ibid. Pacte que G.Meynier dénomme (p.42) « la politique impériale culpabilisante du "royaume arabe" qui, dans la 2nde moitié de l’Empire, proclama à l’endroit des Algériens quelques intentions libérales ».
[5]. Ch.-R. Ageron, Histoire de l’Algérie contemporaine, Dahleb-PUF. Que sais-je ? 1964, p.36

Un livre qui fera date

GILBERT MEYNIER ET L’HISTOIRE INTERIEURE DU FLN
...Voici que s’ouvre une troisième phase encore plus incertaine. Beaucoup de ceux de la gauche et de l’intelligentsia, qui ont milité dans le sens de ces libérations, s’étonnent de n’y plus jouer aucun rôle. Volontiers ils donneraient des leçons, ils considéreraient l’Algérien comme celui par qui s’enclenchent les révolutions euro-péennes. Or, l’Algérien n’entend ni jouer le rôle du « maillon faible », ni servir d’instrument à la révolution des autres. Quant à la sienne, il n’a pas de trop de ses propres efforts pour arriver à la sauver des contradictions et des obstacles externes et internes qui s’accumulent sur son chemin. Plusieurs de ceux qui avaient soutenu l’effort de libération, se trouvant sur la terre libérée (…), eurent à pâtir des gouvernements locaux, impatientés par leurs indiscrétions, ou gênés par leur regard. Certains ont été expulsés, d’autres ont même fait de la prison. Regrettables épisodes, mais qui s’expliquent de façon très simple. Ces libérations voulaient dire : libération par rapport à nous, langage, idéologie, style de vie, projets... Bref, il fallait au Tiers-monde non pas accepter, mais inventer des langages pour et par lui-même, et c’est cela même qui s’appelle décolonisation.
Jacques Berque, Arabies, Stock, 1978-80, p.67
Un livre , qui « fera date », selon son préfacier, est en vente dans nos librairies. Son auteur, nous dit-on encore, est un historien familiarisé avec les Algériens, leur pays et leur langue.
Ce n’est pas le premier écrit de G. Meynier sur l’Algérie. Mais en entre-prenant l’Histoire intérieure du FLN, il a conscience qu’il aborde une tâche autrement plus épineuse que celle de ses autres livres. Il prend donc soin de s’entourer de ″mentors″ , de se découvrir une mission ... puis il sent que c’est une gageure, pour le citoyen – qu’il est – d’une nation qui a oc-cupé notre pays pendant 132 ans, que d’écrire sur l’Algérie en tant qu’objet d’histoire. Aussi avance-t-il qu’il a « depuis longtemps réglé (ses) comptes avec le nationalisme français », tout en cherchant des auteurs dont il pourrait être l’émule : « Après tout, dit-il (p.21), sur un sujet fon-damental pour les Français, le régime de Vichy, le meilleur livre, et de loin, a été écrit par un Américain, Robert Paxton . »
Mais c’est précisément le choix de cet exemple d’émulation qui est signi-ficatif à plus d’un titre. Car de quel poids honteux G. Meynier veut-il sou-lager la mémoire des Algériens ? Pense-t-il que nous devons rougir de ce qu’a fait notre FLN ? Ce dernier a-t-il mis son action au service humiliant de l’occupant et utilisé son prestige pour légitimer aux yeux du peuple cette ignominieuse occupation ? Au contraire, le monde entier – et le jeune G. Meynier, le premier – a hautement apprécié et soutenu l’action libératrice, pour notre peuple et d’autres, y compris le peuple français , de notre glorieux FLN. Mais notre historien se propose de nous montrer que nous nous trompons, et que si le FLN a « su faire aboutir l’ambition politique de novembre, l’indépendance » (p.25), il l’a fait avec des moyens peu recommandables et seulement pour se substituer au colonisateur dans la domination du peuple.
Ce que G. Meynier a retenu de M. Harbi
Il n’est pas dans notre propos de contester à G. Meynier le droit de me-ner une étude sur le FLN. Mais tout scientifique se penchant sur un sujet – fût-ce les « Serpents venimeux » – a besoin d’une réelle empathie avec ce sujet pour pouvoir le comprendre et l’expliquer. Notre historien est, au contraire, dans ce livre, tout animosité à l’encontre de son sujet... la so-ciété algérienne, et pas seulement le FLN.
De plus, s’il a eu la chance de bien fréquenter Harbi et son œuvre, il n’a pas su tirer profit de toute la richesse de cette dernière, encore moins de faire œuvre originale. La précaution méthodologique de Harbi contestant « l’interprétation "occidentaliste" revena(n)t à nier à la société algérienne toute historicité propre » , était un courageux coup de pied théorique dans la fourmilière de l’analyse marxiste du fameux mode de production asiatique.
Cette précaution méthodologique, G. Meynier n’entreprend pas d’en ap-profondir les voies qu’elle ouvre pour la compréhension, et voir en quoi cette « historicité propre » de la société algérienne influe sur le processus de modernisation qui la travaille ; mais il en part pour immédiatement tuer le potentiel de fécondité qu’elle promettait, en décidant que c’est cette spécificité même qui ferme aux Algériens la voie de la modernité.
Des interrogations qui méritent d’être discutées
Nous verrons plus loin les motifs qui nous semblent pousser G. Meynier à adopter les orientations méthodologiques de Harbi pour mieux les retourner contre elles-mêmes ; pourquoi il fonde toute sa problématique sur elles, comme base pour clore le débat qu’elles étaient supposées ouvrir, et considérer cette fermeture comme un acquis définitif de l’historiographie de l’Algérie contemporaine.
Harbi a raison de s’insurger contre la grille d’interprétation qui, pour « expliquer la dynamique sociale et les tendances de développement », crée « artificiellement et arbitrairement une classe féodale et fait de la petite bourgeoisie le relais et le substitut de la bourgeoisie ». Il a raison d’essayer de comprendre comment les structures originales de la société algérienne ont résisté à la pénétration du capitalisme colonial, et de saisir le pourquoi de cette résistance. Il a raison de vouloir cerner la place et le rôle de ces fragiles « îlots de modernité (autochtones) qui fondaient l’hégémonie des villes sur les campagnes », et découvrir le secret de la fragilité des nouvelles « élites urbaines et villageoises » et du « rôle de moteur qu’(elles) rêvaient de tenir dans la formation d’une société nou-velle » : cette fragilité était-elle due au « caractère de plus en plus urbain de la puissance sociale européenne » ? au « développement démogra-phique et l’exode rural » ? à leur « position dans la production (...) com-mandant la relation (de leur) leadership (...) à la structure sociale » par leur « éloignement des positions centrales de la société bourgeoise », qui en fait des « classes (...) soit étrangères, soit faibles ou défaites comme classes politiquement actives » ?
C’est dire toute la richesse de la piste ouverte par Harbi pour la re-cherche historique. Voie porteuse en effet dans le sens indiqué par Jacques Berque, par exemple, quand il a considéré le choix des nationali-sations dans nos pays musulmans (en Égypte et en Algérie, par exemple), comme un « recyclage de l’identité » . Cette piste, G. Meynier ne prend pas la peine de l’explorer. La façon qu’il a de concentrer le projecteur de son travail sur ce qu’il a appelé « l’essence du FLN », sur sa vie « intérieure », lui permet de forcer la réflexion de Harbi, de l’« exaspérer » en quelque sorte : et de désigner, comme une résistance à la modernisation, l'opposition qu’a développée la société algérienne contre une volonté déclarée visant à l’annihiler à travers toutes sortes de calamités qui ont constitué et accompagné la terrible épreuve de la conquête , à la suite de quoi la colonisation a finalement détruit ses ressorts intimes .
C’est que ce capitalisme colonial greffé sur l’Algérie était une fausse pé-nétration du capitalisme. Des auteurs tels que par exemple, Nora, Fanon et, les approuvant, Elsenhans, pensent que c’était plutôt le système colo-nial qui faisait obstacle à la modernisation de notre société ; que les luttes du mouvement national, dans ses différentes tendances, s’inscrivaient dans le cours visant à lever cet obstacle. Les forces autochtones s’efforçaient de lutter contre leur exclusion, par le code de l’indigénat, du procès de production bourgeois monopolisé par le capital colonial. Mais ces classes qu’il marginalisait, ne pouvaient être politiquement actives et prétendre donc à assurer le leadership de la société autochtone. Celui-ci sera donc assuré par son aile marchante, qui militait pour faire partager, bon gré mal gré, par toutes les forces politiques, l’idée que l’indépendance était la condition sine qua non de « l’intériorisation du capitalisme ».
C’est toute l’histoire de l’idée indépendantiste, que certaines d’entre ces forces, vu leur état de faiblesse et leur défaite, ne pouvaient même pas envisager et qu’elles pensaient pouvoir éviter de poser si elles faisaient mûrir des solutions de rechange leur permettant de s’insérer dans la so-ciété bourgeoise moderne en évitant le plus possible de s’attirer les foudres coloniales ; mais cette idée finira par s’imposer par la logique même du capital colonial, puisque comme le rappelle Meynier lui-même « il n’entra jamais dans les projets de la République française d’assimiler l’Algérie des Algériens » (p.677). D’où – comme nous essaierons de le voir – toute la légèreté de sa démonstration d’un FLN rejetant toute possibilité d’une "solution politique", et "rompant avec la politique" au profit d’un bras de fer engagé sous égide militaire. Pour lui, c’est la seule explication des luttes qui ont secoué le mouvement national.
Structures traditionnelles et modernité impérialiste
Il faut rappeler d’ailleurs qu’à la veille de l’occupation coloniale de notre pays , notre aire civilisationnelle avait engagé une profonde mue révolu-tionnaire prometteuse qui a été étouffée dans l’œuf. La Turquie ottomane avait entamé sa rénovation par le mouvement moderne des Tanzimat, de même que l’Egypte de Mohammed-Ali par ses vigoureuses initiatives de modernisation : toutes les deux puisaient leurs inspirations dans la Révolution française... et dans l’exemple de Napoléon qui avait mobilisé autour de lui le mouvement des peuples de l’Europe continentale contre l’Angleterre et la coalition réactionnaire qui l’avait rejointe pour faire avorter l’émergence de la bourgeoisie et du capital national en France.
Mais le retard des deux puissances musulmanes et leurs défaites mili-taires face à la même coalition européenne, ne leur ont pas permis de faire échec à cette dernière. C’est dire que, devant la nécessité des changements qui s’y était vivement fait jour à travers ces deux foyers révolutionnaires, les structures traditionnelles dépassées des pays de notre aire civilisationnelle n’ont perduré que par le soutien que leur ont amoureusement prodigué les puissances impérialistes européennes. Celles-ci ont ainsi entretenu la crise et veillé à la faire pourrir jusqu’à la rendre insupportable pour le peuple turc et les différents autres peuples de l’empire et par-là encourager les révoltes en se drapant du manteau de libérateurs. Cela leur a permis de dépecer cet empire en parrainant la naissance, sur ses décombres, d’entités nationales nouvelles. Mais elles ont pris soin alors, notamment dans la région proche orientale, d’installer de telles entités dans une situation d’instabilité permanente, avec des frontières artificielles bouleversant des destinées de populations façonnées par l’histoire, et désormais lourdes de contentieux quasi-insurmontables... Et surtout ces parrainages impérialistes ont veillé à dénoyauter de telles entités, à les priver de leur cœur battant, l’impétueux mouvement national arabe, court-circuité au profit de principautés tribales, installées au pouvoir et pourvues d’armées « nationales » dirigées par des officiers anglais...
Les choses se sont compliquées d’autant que nos pays devaient aussi compter avec l’intervention intéressée d’une France qui avançait ses con-voitises de puissance coloniale impérialiste sous le couvert de l’aura qu’elle s’était acquise de champion de la libération des nationalités. En ef-fet, chez nous, l’occupation française ne s’est-elle pas couverte du beau prétexte de nous libérer de la « domination » turque ? En fait, c’est de notre peuple que cette opération a voulu "libérer" le pays pour le repeu-pler par des Européens. À ces derniers la modernité. Quant aux "indi-gènes" qui ont pu survivre à la tragédie de la colonisation, qu’ils s’accrochent s’ils le peuvent au char de la modernité européenne ou qu’ils continuent de croupir dans leur irréductible barbarie.
Une omission idéologique
Nous sommes quelque peu gêné de paraître ainsi faire la leçon à un his-torien à la carrière affirmée, mais qui se satisfait paresseusement de cette version de l’histoire de l’Algérie, suite d’invasions... Mais il nous semble que l’on doit à la probité intellectuelle d’exposer ces vérités pour mieux appréhender une histoire que l’idéologie colonialiste continue de vouloir écrire à sa gloire, dans un mouvement négationniste remettant en cause les avancées courageusement introduites par les Julien et autres Ageron dans la décolonisation de l’histoire coloniale de l’Algérie. Ce sont en effet, des réalités déterminantes avec lesquelles ont dû compter les Algériens dans leur lutte pour être de leur siècle.
Harbi a raison encore de s’élever contre ceux qui cherchent à mettre les faiblesses et défauts de notre marche à la modernité exclusivement sur le dos du colonialisme. Mais il nous semble que G. Meynier profite de ce scrupule méthodologique de son ami pour faire passer en contrebande son idée pour le moins néocolonialiste – sinon raciste –, qu’il développe sous différents angles tout au long du livre comme un leitmotiv et qu’il résume crûment au début de sa conclusion (p.677) : par son attachement à l’Islam et son messianisme millénariste, par son engluement dans le communautarisme, la société algérienne, affirme-t-il, « n’avait ni les moyens intellectuels, ni le désir d’élaborer un corpus idéologique débouchant sur une modernité nationale. L’idéologie du FLN était d’emblée vouée à s’identifier aux habits musulmans qu’elle avait endossés. Les avancées culturelles introduites par les appareils idéologiques coloniaux chez les "évolués" étaient bien superficielles, en tout cas marquées du sceau de la culpabilité à l’égard de la nation algérienne identifiée à la communauté musulmane. »
Comment peut-on être Persan ? avait ironisé un fameux Encyclopédiste de chez lui !
L’Algérie n’a pas su – et ne pouvait structurellement pas – profiter de la chance d’avoir été colonisée pour entrer en modernité. Le FLN et l’indépendance qu’il a conquise, le pouvoir qu’il a établi à l’issue de la guerre, ne sont que le reflet de cette incapacité fondamentale : voilà le contenu du chef-d’œuvre venu couronner neuf ans d’enquête et de ren-contre ou de côtoiement par archives et livres interposés, de nombreux Algériens, par ailleurs « hommes de valeur ». (p.24)
Ces données générales éclairant l’entreprise de notre historien ainsi ex-posées, nous essaierons de décortiquer le message idéologique de cette œuvre, sur divers plans dont l’idée indépendantiste et la violence, d’une part, et l’idée de la nation et de l’islam, d’autre part.
Abdel‘alim MEDJAOUI, écrivain.
Janvier 2004