mercredi 5 décembre 2007

Août 1962 : Seb‘a snin barakat !

Seb‘a snin barakat !
Algérie, blâdî nabghîk
Malgré tout ouach dârou fîk
Baaziz.

Sans les rochers, on sait bien que les vagues ne monteraient pas si haut.
Roger Nimier.

L’Alger que je retrouve en ce mois d’août 1962 en avait fini avec les réjouissances par lesquelles il avait ac­cueilli l’indépendance, festivités exubérantes, fabuleuses à la mesure de l’événement ! Une page grandiose avait été écrite et... tournée : Novembre avait balayé l’obstacle co­lonial qui refoulait et tentait de contenir l’exigence irré­pressible de modernité animant notre société. Une page tout aussi exaltante s’ouvrait !
Il est intéressant de noter que ce nouveau départ, tout comme Novembre, se fait dans la confusion et la division entre les frères d’hier. N’est-ce pas là une des caracté­ristiques de notre peuple que de ne conjuguer ses efforts que dans la diversité, c’est-à-dire de fonder difficilement mais solidement son action unie dans ses différences, et de vivre son unité dans une compétition d’idées et d’actions émaillées de conflits plus ou moins graves ? N’est-ce pas là la marque de toute œuvre d’envergure que d’être ani­mée par l’évolution et la résolution de grandes contradictions ?
Il n’en reste pas moins que notre peuple, sans reprendre son souffle, va plutôt reprendre le collier pour donner un contenu adéquat à l’indépendance.
Quant à moi, je tombe dans un Alger, certes, libéré, mais où l’avenir me semble plus sombre que lorsque je l’avais quitté en août 1956. Nos responsables s’entre-déchirent et la ville, le pays, profondément marqués par les stigmates de la guerre, risquent de sombrer en plein chaos. C’est douloureux de voir Alger défiguré par les gravats, les rideaux défoncés des magasins, les traces d’incendies, les slogans peints sur les murs délabrés, que les commandos de l’Oas ont lais­sés sur leur passage dévastateur. Mais les graffitis du Fln disputent à ceux de l’Oas jusqu’aux plus petits espaces muraux ou les plus inaccessibles, dans une mêlée sans merci pour qui terrasse l’autre. Les slogans vengeurs de Vive l’Algérie musulmane ! Vive le Fln ! Vive le Gpra ! et autres, veulent annihiler ceux de Vive l’Algérie fran­çaise ! Vive l’Oas ! ou La valise ou le cercueil !... Mais on comprend que le slogan Un seul héros, le Peuple ! est là pour contrer celui de Vive le Gpra !...
Les gens errent à l’affût des rumeurs pour essayer de comprendre, déambulant comme des âmes en peine à tra­vers la ville pour tenter de rencontrer des responsables au courant de ce qui se passe. Et on en croise de fait dans les grands hôtels, comme l’Aletti, ouverts à tous clients et à tous vents ; mais cela ne vous fait pas avancer beaucoup.
Pour moi, cela renforce plutôt le désarroi qui m’avait frappé lorsque, à l’extérieur, j’avais appris que nos chefs n’étaient plus d’accord entre eux, et que j’avais eu un aperçu déplorable de ces différends à travers notre conflit en tant que section de l’Ugema avec les responsables de la Fédération de France du Fln à Bruxelles. J’en avais même conçu l’idée qu’il valait mieux peut-être quitter ce pays et changer de nationalité. Je pensais à m’exiler au Maroc, ou à..., mais en attendant, je décidai de rentrer voir mes parents à Tlemcen...
Cependant, je n’arrive pas à me détacher d’Alger, et j’y reste pour essayer de me faire une idée un peu plus claire. Ce sont des journées fiévreuses, où le crépitement des balles, venant des hauteurs de la Casbah, vous accueille dès que vous abordez la Place du Gouvernement (qui va devenir "des Martyrs"), où l’on se bat sans que l’on com­prenne clairement qui combat qui et pourquoi, où se for­ment d’immenses manifestations populaires à travers les rues ou devant le Foyer civique (la future Maison du Peu­ple), et j’en suis, appelant à cesser de se battre entre frères, et criant la lassitude de notre peuple de ces plus de sept longues années de guerre : « Seb‘a snîn barakât ! »
Les gens s’efforcent de s’informer auprès des journaux existant alors. El Moudjahid continue sur sa lancée, à s’exprimer, surtout sous la plume d’un Lacheraf plus que jamais sur la brèche, au nom du nationalisme et donc du Fln, malgré les divisions et la crise, en essayant d’ouvrir des perspectives constructives. Mais contre cet illustre journal, milite la crise de la direction de la révolution ; d’autant plus que les réflexions de Lacheraf exigent pour leur étude et leur mise à profit, une patience dont nos es­prits enfiévrés et perturbés ne peuvent faire preuve. Il y a également Alger républicain qui, profitant de la vacance du pouvoir et de la crise, a réussi à reparaître et qui donne ses propres éclairages et solutions. Mais c’est encore un journal chétif, dont la double page vite parcourue vous laisse sur votre faim...
Je ne me rappelle pas avoir participé aux élections à l’Assemblée constituante du 20 septembre... Quelque chose est cassé en moi. Peu m’importe qui va être élu, même si j’ai eu l’occasion d’assister avec Si Hassan (Youcef Khatib) à des discussions avec certaines personnalités à qui il était proposé d’être candidats de la Wilaya IV ? Et qu’ai-je à faire avec ce que décident les députés ? Que m’importe que le programme de Tripoli constitue ou non la charte provisoire du gouvernement enfin désigné, alors que son adoption par le Cnra à la veille de l’indépendance n’avait pas empêché qu’on en fût venu aux mains, et qu’il y ait eu des pertes humaines parmi ceux qui avaient eu la chance – mais était-ce vraiment une chance ? – d’échapper à la mort des mains de l’armée coloniale ? Quel intérêt puis-je trouver à l’élection de Ferhat Abbas à la présidence de l’Assemblée ou à la décision du Bp[1] annoncée par Khider d’admettre des partis à condition qu’ils travaillent dans le cadre de la Constitution ?
Par ailleurs, les étudiants tentent de préparer le congrès de l’Ugema, pour lequel notre section à Bruxelles avait élu des délégués. Je n’en suis pas, mais je me sens malgré tout un devoir de rester avec notre délégation pour la sou­tenir et la conseiller si possible. Et, par ces journées suffo­cantes d’un mois d’août incandescent, le congrès s’ouvre, si je me souviens bien, à la cité universitaire de Ben Aknoun.
L'ambiance du congrès et alentour est électrique. La crise ne pouvait pas ne pas toucher le mouvement. Chaque groupe, chaque tendance semble avoir ses partisans parmi les étudiants. Ceux qui se font le plus remarquer sont les « anciens » des frontières. Ils sont venus, tenons-nous bien ! la mitraillette en bandoulière. Se font remarquer aussi les étudiants communistes, ceux notamment de l’Allemagne de l’Est. L’un d’eux, Mohamed T., qui avait été mon condisciple à de Slane, essaye de me faire parta­ger son point de vue sur la crise et les solutions à lui ap­porter. Malgré le plaisir des retrouvailles, je l’envoie bala­der avec son baratin... La situation est, pensè-je, suffi­samment compliquée pour que l’on se permette d’y ajouter les ingrédients perturbateurs des communistes !
Et le congrès se termine le jour même, en queue de poisson... Nous nous sentons, du moins c’est l’impression que j’en garde, comme un troupeau sans pâtre.
Je crois que c’est à l’occasion de ces assises que j’ai le bonheur de retrouver le Dr Nekkache qui passe, comme cela, avec un groupe de personnalités. Quel bonheur, oui, dans le climat délétère de la ville et du pays ! Nous échan­geons des informations sur ce que nous étions devenus l’un et l’autre depuis notre séparation en 1956. Je lui ap­prends mon succès à l’examen de 1ère année de médecine à l’université de Bruxelles que je m’apprête à rejoindre pour poursuivre mes études. – On te coupera les ailes, dit-il. – Et qu’y pouvez-vous ? est ma réponse. – On ne te donnera pas de bourse. – Je n’en ai pas besoin, je saurai me dé­brouiller pour terminer mes études, mais au moins je serai dans une université où l’on me connaît déjà. – C’est ici que tu continueras tes études. – Où ça ? Dans quel établis­sement ? Y a-t-il place à la réflexion pour cela dans le pé­trin où se trouve le pays ? – Nous ouvrirons l’université et tu resteras ici ! – Si vous l’ouvrez, je suis partant avec vous. Et j’irai même chercher les amis qui sont restés à Bruxelles ! – Vas-y et dis-leur que les frais du retour au pays sont à notre charge...
Premières paroles rassurantes que j’entends dans cette atmosphère de fin du monde, premières paroles responsa­bles, de souveraineté, qui me réconfortent alors que des bruits à vous démoraliser courent selon quoi l’on envisage de faire de l’université d’Alger une annexe de celle de Bordeaux, comme cela s’était fait pour Dakar !
Je ne suis plus sûr de vouloir m’exiler... Et bientôt je fais le voyage à Bruxelles où, dès l’aéroport, le froid m’accueille alors que je suis en tenue d’été, et cet accoutrement fait que les voyageurs se retournent et font les yeux ronds devant mes pieds nus dans les naïls... Ça ne se fait pas là-bas !
J’informe les amis de la nouvelle de l’ouverture certaine de l’université d’Alger et des dispositions prévues par le gouvernement pour rapatrier ceux qui le désirent. Certains décident, comme moi, de rentrer. D’autres préfèrent attendre pour voir...

[1] Le Bureau Politique du Fln mis en place sous l’autorité de Ben Bella.

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