mardi 4 décembre 2007

Elsenhans, Meynier et le Mouvement de libération nationale algérien

Ce qu’il faut aux sociétés, c’est une éthique et pas de la bonté. (...) Nous avons tendance à devenir, comme toutes les vieilles nations, son-et-lumière de nous-mêmes, à nous regarder passer dans la rue. C’est le lot qui menace la conscience réflexive des groupes. Il se pose un problème très difficile à quiconque se dédouble entre l’action et le jugement...
J. Berque, Il reste un avenir, Arléa, 1993, p.33.

Il faut savoir gré à Publisud et surtout à Gilbert Meynier d’avoir engagé de gros efforts pour que les historiographes et le public francophones puissent disposer, aujourd’hui, du livre de Hartmut Elsenhans, publié en 1974 à Munich, sous le titre Frankreichs Algerienkrieg 1954-62. Entkolonisierungs-versuch einer kapitalistischen Metropole, Zum Zuzammenbruch der Kolonialreiche, dans sa version française, La Guerre d’Algérie 1954-62. La transition d’une France à une autre. Le Passage de la IVe à la Ve République. (1072 pages)[1]. Ce service rendu par G. Meynier à l’historiographie algérienne mérite d’être souligné, et rien, y compris les remarques que nous ferons plus loin à la préface qu’il a donnée au livre, ne peuvent ternir la valeur de cet effort.
Nous partageons l’avis de G. Meynier sur l’importance de cette « minutieuse et vaste synthèse, à vrai dire la seule (...) de cette ampleur et de cette qualité », réalisée par l’auteur. Ainsi que sur le fait qu’avec ce dernier, « nous avons affaire à une pensée robuste et subtile, nourrie d’une vaste culture et appuyée sur une enquête impressionnante ». (p.8) Nous ajouterons que son travail sur cette période cruciale de notre histoire est celle d’un intellectuel que son analyse de la guerre d’Algérie amène à se sentir proche de la lutte de notre peuple, sans pour autant que cette empathie nourrie au travail scientifique ne le pousse au rôle de procureur ou de donneur de leçons révolutionnaires. Il se montre, en effet, trop respectueux des acteurs qui ont animé ce combat titanesque, dont il montre qu’il n’était pas mené seulement contre une des quatre plus grandes puissances, mais contre tout le système occidental. Ce dernier était, ainsi que nous le donne à voir H. Elsenhans, attentif à ce que la contestation de la souveraineté politique de la France sur l’Algérie par le mouvement national de libération ne débouchât pas sur la mise en cause de la domination des intérêts de ce système occidental dans nos pays luttant pour leur indépendance. Il veillait à aider la France, une France ayant du mal à suivre, à changer ce qu’il fallait changer pour que ça ne change pas, selon la formule pertinente de Lampedusa, dans son bel Il Gatopardo !

Le système international et la guerre d’Algérie

Le système international, c’est le premier point que décortique minutieusement H. Elsenhans. Il en analyse les problèmes fondamentaux et les éléments constitutifs. Il pose que « l’évolution de l’affrontement Est-Ouest, l’épanouissement d’un système des États du tiers-monde[2], et la communication entre ces deux systèmes partiels au sein d’un système global constituent le cadre à l’intérieur duquel l’enracinement international de la guerre d’Algérie doit être examiné. » (p.79)
L’abolition du système colonial était une revendication commune des États du tiers-monde ; cette exigence était appuyée par la solidarité de principe des pays de l’Est avec les mouvements anti-colonialistes ; et elle rejoignait « la préférence traditionnelle des États-Unis pour des formes indirectes de domination » ; option que ces derniers cherchaient à faire partager à la France, avec l’aide de leurs alliés occidentaux, dans le cadre des « processus de concentration sur le plan international et leurs conséquences quant au rôle de la souveraineté des puissances européennes sur les pays du tiers-monde ». (p.78)
Pour l’auteur, cette position des Etats-Unis tient au fait que, nés d’une révolution anticoloniale, ils étaient portés à respecter le principe d’une indépendance nationale dans leurs relations avec les pays colonisés : ils ont eu à soutenir, au plan diplomatique (en Afrique et en Asie), leur conception des rapports entre puissances coloniales et peuples assujettis, à l’issue de la 2nde guerre Mondiale qui a affaibli les deux puissances coloniales européennes, France et Grande Bretagne. Ainsi s’expliquent, par exemple, l’accueil du sultan du Maroc par Roosevelt à Anfa en 1942, ou les contacts établis entre Ferhat Abbas et l’ambassadeur extraordinaire américain, Murphy, à Alger en 1942-43.
« Vis-à-vis de l’Algérie, en tant que partie du monde arabe la politique des Etats-Unis dans le Maghreb était déterminée par l’objectif d’assurer, par des régimes pro-américains dans le monde arabe, les intérêts pétroliers américains au Moyen-Orient, fortement établis après 1940. D’autre part, le Maghreb et le Proche-Orient représentaient une base importante pour la sécurité de l’Europe et de l’Afrique, contre la menace d’une expansion militaire soviétique.» Un intérêt lié donc à des « raisons économiques et (...) de défense. » (p.109)
C’est dans cet environnement que le mouvement de libération nationale agit pour faire avancer sa revendication de l’indépendance de l’Algérie. Le monde arabe constitue vite une profondeur stratégique, politique et géographique, de son action. Son influence amène « une majorité de pays afro-asiatiques à reconnaître dans le FLN l’unique représentant du combat algérien de libération et à faire ainsi de celui-ci l’interlocuteur algérien de la France pour un nouveau règlement des relations entre les deux pays. » (p.108)
L’acquis est décisif puisqu’il consacre non seulement la légitimité du FLN, mais surtout celle de l’État algérien, nié depuis plus d’un siècle et que le mouvement de libération se fixe comme objectif fondamental de faire renaître, sous la forme d’une république démocratique et sociale dans le cadre des principes islamiques.
Cette latitude donnée au FLN renforce ses positions auprès du peuple colonisé, ainsi que les espérances de ce dernier quant aux chances de succès de la lutte de libération et sa disposition à s’y engager. D’autant que la France, pour ne pas être isolée dans ce contexte mondial anticolonialiste[3], proteste de sa volonté de décoloniser progressivement. Cependant, le renforcement politique du FLN s’inscrit dans le cadre contraignant, pour lui, d’un néocolonialisme que l’Occident s’attache à mettre en place et à consolider, en recherchant l’appui de forces représentatives nationales qui s’accommoderaient de formes "d’indépendance" néocolonialistes.
Ce cadre donc, met le colonisateur face au mouvement de libération, les astreignant à trouver une solution de compromis entre eux, loin d’une internationalisation qui risquerait de dépasser tout le monde. Les succès politiques du FLN trouvent alors des limites dans l’apparition, parmi ses soutiens du tiers-monde, de contradictions idéologiques opposant les deux grandes tendances qu’y a cristallisées l’affrontement Est-Ouest : entre un noyau dur anticapitaliste, prônant même un socialisme spécifique se démarquant du socialisme soviétique, et des régimes nationalistes ayant imposé comme nationaux à leurs peuples, leurs intérêts soumis au jeu du néocolonialisme, avec l’aide musclée ou plus indirecte de l’Occident. C’est particulièrement le cas dans l’espace arabo-musulman...
Quant à la France colonialiste, elle prend difficilement acte des contraintes de ce contexte qui la mettent en demeure de repenser les conditions de maîtrise de son empire colonial, sur quoi s’appuient ses prétentions et sa position de grande puissance. Elle utilise néanmoins la marge de manœuvre qui lui est donnée pour tenter de trouver ou de mettre sur pied ces fameuses forces représentatives qui pourraient justifier auprès des masses populaires un compromis sur la base de la domination néocoloniale.

Une histoire qui reste encore à décoloniser

H. Elsenhans dresse le tableau de la situation générale de cette colonie de peuplement[4] (p.146). Il cherche dans le passé ce qui a mené à une telle situation, et il reprend, sans critique ni approfondissement – ce qui n’était certainement pas l’objet de sa recherche –, les éléments auxquels nous a habitués l’historiographie coloniale. À savoir que l’histoire de l’Algérie n’a « été qu’une suite d’invasions »[5], centrée donc sur les envahisseurs : Carthaginois, Romains, Vandales, Byzantins, Arabes, Hilaliens, Turcs, Français (p.146).
Il faut dire à ce propos que la personnalité numide a passé avec succès l’épreuve d’une première occupation coloniale, la romaine, tellement ravageuse qu’elle a abouti à la perte de la puissance qui l’a menée dans notre pays et à travers d’autres contrées[6].
Quant à nos ancêtres numides, ils demeuraient attachés à leur identité. Ils restaient irréductibles, bien sûr dans les sanctuaires montagneux ou désertiques où l’on a cru les avoir voués à une disparition certaine, et d’où ils lançaient des attaques meurtrières dont aucune répression n’a pu venir à bout ; mais leur vitalité était non moins obstinée dans les milieux, notamment urbains, où ils se sont adaptés au système colonial, à sa culture et ses façons de vivre qu’ils ont souvent portées à un niveau d’excellence, tout en restant jalousement attachés au maintien de leur identité numide[7].

La marque décisive de la civilisation arabo-islamique

Pourquoi alors, avec la conquête arabe, au 8e siècle, les choses ont-elles changé ? pourquoi la résistance à l’envahisseur a-t-elle soudain cessé ?
Les historiens que H. Elsenhans interroge ne répondent pas à la question, notant simplement qu’au contraire, « la population berbère adopta progressivement la langue et la culture de ce conquérant ; (et que cela a) marqué la culture de l’Algérie d’une façon (...) décisive, et considérablement accéléré l’arabisation du pays» (p.146), notamment après l’invasion hilalienne, au 11ème siècle. D’autres auteurs, moins marqués par l’idéologie coloniale, ont donné une haute appréciation de cette conquête arabe[8]. Ch.- A. Julien conclut le tome II de son Histoire de l’Afrique du Nord par ces mots : « En somme, il n’est pas niable que la civilisation musulmane (...) a fait lever la pâte berbère et éclore une civilisation brillante dont l’apogée se situe à l’époque almohade… »
C’est que les populations de l’Algérie auxquelles la colonisation romaine « prétendait refuser l’histoire », allaient avoir l’occasion de montrer combien elles étaient « fort douées pour la faire, et même pour la concevoir », selon la belle formule de Jacques Berque[9].
Elles ont rapidement vu les Arabes comme des « modeleurs du monde, par la hardiesse des promotions »[10] qu’ils ouvraient aux peuples et qu’ils offraient, les concernant, à leur personnalité jusque-là opprimée et gravement menacée.
Elles se sont pleinement reconnues dans cette démarche civilisationnelle et dans ce nouvel espace identitaire qu’elle leur ouvrait et pour la construction duquel elle sollicitait leur contribution[11]. Elles vont totalement s’impliquer dans les luttes idéologiques et de pouvoir[12] qui secouaient l’aire à laquelle elles se sont intégrées[13].
Mais l’apport arabo-musulman a dû, notamment dans les massifs montagneux, se composer de façon variable avec la vitalité d’une « civilisation personnelle ». On a dû trouver, y compris au plan de « la judicature canonique », comme l’explique savamment J. Berque, « de subtils et chanceux concordats »[14].

Et les Turcs en Algérie ?

Dans un Appel aux Nations Unies, dont il espère « que le problème algérien soit examiné et résolu conformément au principe de la liberté des peuples à disposer d’eux mêmes », Messali dénonce auprès des délégations membres réunies au Palais Chaillot à Paris en 1948, « la propagande intense que fait le colonialisme pour (...) présenter l’Algérie comme un pays sans histoire, où sévissaient l’anarchie et les actes de barbarie ».
Centrant sa plaidoirie sur l’objectif de faire pièce à la justification de l’agression de 1830 contre notre pays, présenté comme occupé malgré lui par des étrangers qui en auraient fait un nid de corsaires et d’écumeurs de la Méditerranée, il explique la logique de cette présence des Turcs dans notre pays. Suite, dit-il, aux « siècles d’or » qui « vivent dans le cœur de chaque Maghrébin et l’ont soutenu dans son long combat... » contre les envahisseurs, le pays « doit s’organiser pour faire face aux pirates espagnols (…) déjà (...) établis à Mers-el-Kébir, Oran et Bougie, conduits par Pedro Navarro, pirate professionnel... ». L’histoire avait désigné les Turcs, comme animateurs et défenseurs à leur tour, de l’aire arabo-islamique. Et ce sont les liens de l’Islam et (les) huit siècles d’histoire méditerranéenne commune qui ont fait intervenir les Turcs à l’appel au secours lancé par leurs frères en civilisation et en danger.
« Il n’y eut point de domination turque en Algérie, proteste Messali, il y eut simplement une sorte d’alliance entre deux États musulmans pour conjuguer leurs forces et faire face à une croisade qui se préparait contre eux (…) au nom de la chrétienté par l’Espagne de Ferdinand le Catholique et de Charles Quint ».
En quelques paragraphes d’une clarté toute braudelienne, Messali démonte la propagande, savamment étayée par toute une pléiade d’historiens « talentueux, mais aux ferveurs passéistes »[15], d’une Algérie éternellement colonisable, dont on devait châtier et chasser le dernier maître, pour sa cruauté contre les populations autochtones et contre les pays voisins[16]. Il met en exergue l’essentiel d’une histoire mouvementée : à la faveur des conflits entre les deux grandes puissances méditerranéennes, l’Espagne et la Turquie ottomane, le Maghreb, resté lui-même, a pris sa physionomie moderne avec les trois blocs politiques du Maroc, de l’Algérie[17] et de la Tunisie.
Ce Maghreb, qui était en proie à l’émiettement anarchique et en voie de subir une reconquista identique à celle de l’Andalousie, se redresse grâce à l’aide efficace des Turcs. Ceux-ci font très rapidement échec à la colonisation espagnole qui perd un par un tous les ports et points d’appui pour ses razzias ravageuses à l’intérieur du pays[18]. Ils vont même faire pièce aux Espagnols dans le domaine où ceux-ci étaient maîtres jusque-là, celui de la course en Méditerranée, qui va connaître avec eux... son « âge d’or » !
C’est alors que l’historiographie les montre du doigt comme des fauteurs de rapines esclavagistes[19], se permettant toutes les audaces, portant « la terreur jusqu’en Islande », provoquant « les représailles (sic) des États européens ». Un réquisitoire dressé dans le sens d’une justification, en tant que mouvement civilisateur, de l’entreprise de prédation depuis longtemps planifiée, mais que l’on ne va mettre à exécution qu’après avoir réduit à l’impuissance, là-bas à Istanbul, le bras protecteur qui la rendait hasardeuse.
Le temps des Français ou quand se cabre la conscience nationale
H. Elsenhans n’avait pas en main ces éléments d’histoire décolonisée pour mieux asseoir sa démarcation par rapport à « l’évidence soutenue par la France, d’une Algérie (...) no man’s land qui aurait servi de base de pirates et dont les chefs auraient "blessé" l’honneur de la France... » S’il accorde quelque crédit à la spécialisation « dans la course d’esclaves »[20], d’un État algérien « reconnu au niveau international », il précise que le prétexte à la conquête... fut l’exigence du « paiement de livraisons de blé par lesquelles l’Algérie avait soutenu la France après la Révolution française »[21]. (p.147).
« Les troupes françaises trouvèrent en effet en Algérie, un pays relativement développé pour l’Afrique, qui détenait un commerce intérieur affirmé, des villes et un système éducatif complet, et qui présentait même les prémisses d’une production industrielle » (p.145-146). H. Elsenhans rappelle ainsi que l’Algérie était gros d’une révolution moderne authentique[22].
Mais l’Algérie agressée au moment où la solidarité qui l’avait protégée jusque-là était elle-même l’objet de graves menaces, trouvait les forces nécessaires pour tenter de repousser la colonisation. La « résistance acharnée (qu’elle) opposa à la conquête sous la conduite de l’émir Abdelkader » (p.148) s’appuyait sur la vigoureuse restructuration de la société que l’Émir a opérée, véritable révolution nationale[23] où il n’a négligé ni les potentialités de l’héritage numide, ni l’esprit d’ouverture à l’Autre hérité, lui, de la civilisation arabo-islamique[24]. Cette démarche marquera la formation et l’action de notre mouvement de libération moderne, au cours même de la résistance à la colonisation.
S’inscrivant contre la colonisation agraire sous la forme d’un "patriotisme rural" frappant de nullité l’expropriation (p.149), ce mouvement utilise toutes les possibilités qu’offre « l’ambivalence d’un colonialisme assimilationniste » (p.150) aux autochtones employés dans le secteur européen, moderne, de l’économie. Ainsi peut-il créer, parmi les ouvriers employés dans les usines en France, le parti politique moderne outil de cette revendication fondamentale.
H. Elsenhans explore cette ambivalence pour évaluer les efforts de la France pour « se constituer une base politique et sociale suffisante au sein de la population autochtone ».
Le capitalisme agraire structure le sous-développement de la colonie sur les ruines « des prémisses d’une production industrielle qui avaient existé en 1830 ». Il interdit, par la division du travail qu’il entretient avec l’économie métropolitaine, « la constitution d’une industrie répondant aux besoins locaux au-delà de certaines prémisses.»(p.165). S’il intègre au secteur moderne l’ensemble des Européens, contre seulement quelque 500 000 sur les 8 à 10 millions d’autochtones, il exclut cette majorité massive d’une activité autre que de subsistance, ne laissant de faibles chances à la formation que de « prémisses d’une bourgeoisie autochtone culturellement orientée vers la France », en contradiction avec l’idéal assimilationniste de la politique coloniale. (p.176).
Ayant posé ces données d’ordre économique, de la faiblesse de « la pénétration de la France dans la société musulmane », l’auteur se penche sur ses raisons superstructurelles (p.183). Pénétration entravée, du fait non d’un ségrégationnisme institué, mais de l’existence de deux statuts juridiques cristallisant l’affrontement entre la société européenne moderne et la société traditionnelle. « Cette cristallisation rendit impossible une assimilation graduelle des musulmans sur le plan du droit de la famille, en empêchant certains musulmans de se rapprocher individuellement et progressivement du mode de vie européen.» (p.185).
En rendant compte de tout ce qui a été écrit sur ces éléments socioculturels, H. Elsenhans prend de la distance avec l’explication, par leur poids, de la pénétration peu importante de la France dans la société algérienne. L’existence d’un secteur socio-économique moderne n’incluant qu’une minorité de la population autochtone n’est pas « un processus de modernisation inachevé » (p.186). D’une part, en effet, « il convient de souligner l’attitude contradictoire de la politique officielle de la France vis-à-vis du système socioculturel de la société musulmane »[25]. Elle prétend être tenue de le respecter par l’engagement qu’elle a pris en 1830. « Or le respect de la culture autochtone s’arrêtait là où la France n’espérait plus d’effets stabilisateurs pour le système colonial ». Aussi met-elle tout le poids de l’État, à l’encontre de la « séparation de l’Église et de l’État imposée dans la métropole », pour maintenir les institutions traditionnelles[26], les couper de l’extérieur tout en réprimant les ‘Ouléma qui œuvrent à leur aggiornamento dans le cadre du mouvement national. D’autre part, la population colonisée, en se repliant, dans certains domaines (celui de la femme en particulier), sur des normes de comportement traditionnel, peut là se dérober au pouvoir du colonisateur, qui doit « en passer par des frustrations ». (p.186)
C’est la conscience nationale qui se cabre. Forts de leur expérience historique, les Algériens ont formellement reconnu la nouvelle Rome, non seulement à la cruauté de l’occupation puis de la pacification, mais également au verrouillage de la société colonisatrice et à son désintérêt, vis-à-vis d’eux, de leur civilisation, de leur langue, de leurs coutumes. Cette entrée dans le siècle que la colonisation leur interdit, ils sont décidés à la forcer, en apprenant chez l’adversaire, malgré la fermeture barricadée qu’il leur oppose, et qu’il ne consent à ouvrir qu’à ceux qui acceptent de se dépouiller de leur personnalité pour s'affubler de la sienne. Comment peut-on être Persan, dans le pays de Montesquieu ?
Ils refusent donc l’inacceptable, mais savent qu’on a besoin d’eux. D’abord pour la guerre – les deux guerres mondiales, mais déjà celle de 1871 ; et aussi pour administrer les populations, et enfin pour certaines fonctions intellectuelles. Nous avons là les trois catégories que H. Elsenhans distingue comme « groupes pro-français » – anciens combattants, élites traditionnelles et élites ayant reçu une éducation française – que « la France réussit dans une certaine mesure à former au sein de la population autochtone à travers son système scolaire et son administration, (...) en fonction des canaux qui les amenèrent vers le système français ou qui les y intégrèrent » (p.188). Restriction judicieuse, car dans une autre mesure, on peut considérer que ce sont les énergies vives de la société autochtone[27], qui ont réussi à forcer les portes de l’avenir.
Sans doute, ce compagnonnage plus ou moins forcé des deux côtés, comporte-t-il des risques de compromission pour de nombreux protagonistes algériens de cette aventure. Mais on a vu la remarque de M. Harbi sur les calculs réciproques dans ce genre de « mariage de raison »... Et « l’attachement des "évolués" à leur propre culture..., à leur statut juridique personnel » sont les signes d’une « conscience collective suffisante » pour leur permettre « de se considérer comme les représentants d’une communauté constituée... »[28] (p.191)
Toujours est-il que l’impôt du sang permet ipso facto d’avancer des revendications de droits, jusque-là interdites du fait de la « pacification ». D’abord pour l’égalité devant la mort, puis dans la carrière. Car il y a si peu de bonne volonté à intégrer des autochtones dans le giron français qu’on ne fait même pas preuve de gratitude envers ceux qui ont défendu une patrie redevable à leurs sacrifices. Cela ne tarde pas – dès les années 1930 – à déboucher sur la claire revendication de l’indépendance, qu’évoquent même, « courageusement, des réformistes maghrébins et français », à quoi la France « n'oppose que des fins dilatoires, ou refus délibéré, si ce n'est répression »[29].
Ces développements dispensent de s’étendre sur la question de la part – que certains mettent en exergue – de la colonisation dans la constitution de la nation algérienne moderne. Le fait est que cette nation s’est affirmée contre le fait accompli colonial[30], civilisationnellement enracinée dans l’arabo-islamisme, ce qui lui a fait d’ailleurs ouvrir ses bras à la communauté européenne que l’histoire a greffée, malencontreusement et à son corps défendant, sur son être meurtri. Le rejet de l’Autre, et de cette offre, n’a pas été, là non plus, de son fait.
Cette Algérie, comme « système pénétré », où la modernité est contrariée au profit de la minorité européenne, l’auteur partage moins, on l’a vu, l’idée qu’elle connaît un procès de modernisation inachevé (G. Tillon), qu’il ne penche pour celle selon laquelle ce procès ne peut devenir possible que si est aboli le lien institutionnel de l’Algérie à la métropole (Fanon-Nora). Ce que confirme l’évolution jusqu’à 1954, et il se propose de voir si les changements qu’a induits l’insurrection dans la politique française vont dans ce sens. (p.198).
Mais il en finit d’abord avec certains points concernant l’histoire du nationalisme algérien et celle du FLN.

Éléments d’histoire du nationalisme algérien

Le tableau qu’il dresse donne un bon aperçu de l’évolution de l’idée nationale, depuis son apparition, isolée, jusqu’à ce qu’elle s’impose à tous et entraîne l’insurrection. C’est le tableau le plus largement admis par l’historiographie. Une évolution liée à celle des deux éléments de base du nationalisme algérien : « d’une part les couches intermédiaires des "évolués" et du prolétariat urbain, et d’autre part la population autochtone rurale » (p.199), les premières ne s’engageant davantage en faveur d’une forme d’autonomie algérienne qu’après avoir vu ébranlée leur confiance dans les promesses de réformes. (p.201)
Une remarque de fond sur la différenciation, à base sociologique, du nationalisme, en modéré[31] et radical ou révolutionnaire. Le nationalisme est ou n’est pas. Si au plan didactique, une telle différenciation peut avoir son utilité pour expliquer l’évolution dans l’expression du contenu du terme, elle n’est pas pertinente scientifiquement. Et surtout c’est là une élaboration idéologique pour perturber les forces du nationalisme, culpabiliser les plus conséquentes d’entre elles et justifier leur répression.
Osons là un parallèle. Personne n’a reproché à Pétain de ne pas aimer sa patrie, et d’abord les Français qui lui ont massivement fait confiance. Mais sa position a été reconnue, universellement, non comme la manifestation d’un nationalisme modéré face à l’occupation, mais comme une trahison, car il a fait de son pays le seul en Europe dont le gouvernement légitime a placé le capital national et l’État français, au service du nationalisme allemand.
C’est d’ailleurs un reproche semblable qu’a fait Messali, au cours d’une poignante rencontre marathonienne, à la délégation du Congrès musulman, qui devait présenter au gouvernement français des doléances en concordance avec le projet de réforme Blum-Violette. Il s’adressait à Ben Badis plus personnellement, symbole s’il en est de la personnalité nationale, pour lui dire solennellement la gravité d’un tel acte : vous allez formellement reconnaître l’inexistence de la nation !
Quant à l’attitude des couches acculturées à la française, s’il est exact qu’elles ont fait preuve d’atermoiements, il n’en reste pas moins vrai que, depuis l’émir Khaled, les Instituteurs indigènes jusqu’aux amis du Manifeste de F. Abbas en passant par les Élus de Bendjelloul, elles ont suivi un cheminement où toute nouvelle position[32] était une sorte d’acte d’héroïsme élargissant chaque fois les marges de manœuvre que corsetait la répression coloniale.
Mais on doit signaler que, dès le début des années 1930, les premiers universitaires maghrébins mettent sur pied une Association des Étudiants Musulmans d’Afrique du Nord (AEMAN), qui adopte à son 3ème Congrès, auquel assistent Messali et F. Abbas, le mot d’ordre d’unité et d’indépendance de l’Afrique du Nord sous un seul drapeau[33].
Il est vrai également que cette question de la modération dans l’expression du nationalisme va, conséquence de la répression de mai 1945, se poser au sein du messalisme même. Cette question très importante, H. Elsenhans essaie d’en éclairer les tenants et aboutissants à travers le traitement des écrits, pas toujours concordants, sur le sujet. Le phénomène est apparu, après mai 45 et concurremment avec la préparation de l’insurrection, lorsque le Comité central du parti du messalisme s’est constitué en groupe « prêt à s’engager dans une stratégie de la participation » (p.209). Cela a été dénoncé par Messali, le président du parti, comme une compromission avec le néocolonialisme. Novembre[34] a pris de court les deux protagonistes.
Messali, « méfiant envers toute action qui n’émanait pas de lui »[35] (p.207), après de vaines tentatives pour canaliser le mouvement sous son égide, finit par créer une organisation rivale, le Mouvement National Algérien (MNA).
Quant aux centralistes, « selon leur analyse pessimiste de la situation, ils tinrent pour désespérée l’entreprise »[36] (p.208), et la boudèrent d’abord. Mais ils ont été « le premier groupe à se rallier au Front de Libération » (p.213). Dans une note (446, en bas de P.213), H. Elsenhans montre l’importance de la politique d’alliance menée par le FLN, au regard de l’objectif crucial (l’isolement de la France), même si elle a introduit des éléments négatifs qui ont marqué l’évolution ultérieure[37].
Le véritable dommage qui a obéré cette politique d’alliance, c’est qu’elle n’a pas réussi à gagner, ou pire, qu’elle s’est aliéné la formidable puissance nationaliste[38] que réunissait Messali autour de sa personne et qui aurait justement pesé du côté indépendantiste pour mieux armer le FLN dans sa confrontation avec le néocolonialisme. Ce dernier ne s’y est d’ailleurs pas trompé : le maintien de liens avec le MNA, le chantage de l’associer aux négociations sur le devenir du pays, étaient brandis face au FLN pour le forcer aux concessions. Dans le même élan, on pressait le MNA comme un citron – l’image est de Messali, lui-même – jusqu’à le vider de sa substance nationaliste : on attirait vers la collaboration contre le FLN certains de ses dirigeants et forces qui ne voyaient plus d’autre issue à l’impasse où se trouvait leur Mouvement du fait de la perte de représentativité au profit du Front frère-ennemi.
On affaiblissait du même coup les forces du nationalisme le plus conséquent dans les deux organisations, au profit de celles qui, dans le conglomérat du FLN, montraient le moins de fermeté devant les pressions du néocolonialisme.
Il n’est jusque l’appréciation du changement en août 61 à la tête du GPRA, lorsque Ben Khedda remplaça F. Abbas, qui ne procédât de ce jeu subtil : H. Elsenhans signale qu’on interpréta ce mouvement « comme un renforcement de la tendance nationaliste arabe et socialiste du FLN (qui) représentait davantage les valeurs qui avaient été développées par les masses colonisées pendant le combat de libération » ; ce qui donnait au nouveau gouvernement une plus importante « marge de manœuvre dans les négociations avec la France » que celle dont disposait le précédent, avec lequel pour; cette raison, la France aurait refusé de conclure « un compromis acceptable pour le FLN » (p.219).
Une autre explication nous semble plus complète : Un « GPRA, compromis entre les tendances modérées du nationalisme algérien et le noyau révolutionnaire des premiers chefs du soulèvement armé » (p.218), dirigé par l’ancien chef de l’UDMA, signifiait pour les dirigeants français qu’aucun des courants de l’ancien MTLD en concurrence n’avait pris le dessus sur l’autre. Mais l’accession à la présidence de Ben Khedda pouvait indiquer que la balance avait penché vers la tendance dont il était issu[39] ; celle où avait percé une volonté participationniste d’autant plus prometteuse qu’à côté de ce penchant vers la modération, elle s’était inscrite plus rapidement que d’autres dans les « valeurs du combat libérateur ». En insistant sur les antécédents nationalistes du nouveau président, en le gratifiant, aux yeux de l’opinion publique, y compris algérienne, d’une aura de révolutionnarisme chinois (p.219), on se donnait la justification d’une politique de fermeté vis-à-vis d’un tel adversaire, tout en savourant la chance qu’il ne fût pas de la tendance qui a fait échouer hier le jeu des fausses ouvertures couvrant les intérêts colonialistes, et qui aurait risqué alors de compliquer les négociations pour le compromis néocolonial.
Tels étaient, nous semble-t-il, les calculs et supputations de la partie française. Celle-ci connaissait si bien le mouvement national, pour l’avoir dans une certaine mesure façonné, qu’elle avait conscience qu’elle ne pouvait pas le sous-estimer, ni jouer sur ses contradictions au-delà de certaines limites. Elle, n’avait pas attendu « les recherches ultérieures sur le FLN », pour savoir qu’il « était caractérisé par des rivalités internes importantes » (p.219), portant sur la question sérieuse du contenu du compromis politique, dont l’insurrection avait posé la nécessité, pour de nouvelles relations entre les deux pays.
Du côté français, on aura eu beaucoup de difficultés à arrêter ce contenu, et c’est toute la suite de l’étude de l’auteur qui s’emploie à le montrer : H. Elsenhans suivra les mutations des « grilles d’interprétation » et des « modèles de perception » de la guerre d’Algérie (chap. IV) ; mais surtout la laborieuse cristallisation des nouveaux intérêts économiques, néocolonialistes donc, qui devaient structurer la marche vers ce compromis : au plan de la politique de répression pour réduire le mouvement de libération ou tout au moins son avant-garde la plus conséquente (chap. V) ; au plan des réformes socio-économiques en Algérie pour y faire émerger une contre-élite (chap. VI, VII et VIII) ; au plan institutionnel français enfin, pour son adaptation au statut de puissance néocoloniale (Chap. IX et X).
Du côté du FLN, on comprend – compte tenu de l’hétérogénéité des forces qui l’animaient – qu’il n’a pas été facile de toujours déboucher ni s’accorder sur les ripostes adéquates face à cette évolution chez l’adversaire qui gardait le secret de sa logique même pour des milieux influents en son sein. Il reste que, pour cet objectif de l’indépendance autour de la réalisation duquel le nationalisme conséquent a su fédérer toutes les forces du mouvement national, on peut dire avec Saâd Dahleb : Mission accomplie !

Conflits de "clans" ou de programmes politiques ?

Cependant l’encre des accords consacrant la fin de la colonisation directe n’a pas encore séché que le FLN connaît une nouvelle crise grave. Que faut-il en penser ?
Se démarquant de M. Harbi, pour qui, à partir d’un jugement sociologique sommaire, ce serait la manifestation de « luttes de clans », conséquence de l’inexistence d’une classe dirigeante, H. Elsenhans avance une hypothèse moins subjective, politico-économique, selon laquelle ce serait « la conséquence inévitable de la faiblesse du profit par rapport à la rente ».
C’est en effet, la réalisation du profit qui caractérise la classe dirigeante moderne, la bourgeoisie, qui a d’autant plus un projet de société concret à défendre qu’elle en a structuré les fondements par ses intérêts économiques capitalistes propres. Or, en Algérie colonisée, comme le montre H. Elsenhans (p.176), on ne peut prétendre trouver que « des prémisses d’une bourgeoisie autochtone », le capital productif d’intérêt étant concentré exclusivement entre les mains de la minorité coloniale. Dans ce sens, M. Harbi a raison de dire qu’il n’y a pas de classe dirigeante, mais on ne peut le suivre quand il introduit cette notion péjorative, pour ne pas dire infamante, de luttes de clans pour qualifier les conflits secouant alors la direction du FLN[40]. Ces luttes étaient et sont inscrites dans la pointe de la modernité : parce que, continuant celles, difficiles et complexes, comme a essayé de le montrer H. Elsenhans, qui ont abouti à l’indépendance politique aux dépens de la France colonialiste, elles visent rien moins qu’à remettre en cause le système économico-politique du néocolonialisme, et à donner au nouveau pouvoir politique, à la superstructure récupérée, les moyens de faire de l’Algérie une nation de son temps, c’est-à-dire d’édifier sa base économique moderne.
Leur enjeu est donc on ne peut plus en phase avec l’époque... et ses grands dangers. Car, comme l’a noté Jacques Berque, « c’est un grand malheur pour beaucoup de (nos) pays [arabes] qu’ils réalisent seulement vers le milieu du 20e s. une réalité de l’époque romantique, et sans que coïncident pour eux, comme cela avait été le cas pour d’autres, la découverte du monde, l’invention industrielle et la conquête des libertés ; coïncidences optimistes de l’homme occidental »[41].
C’est dire que parler des luttes au sein du mouvement de libération sans les situer dans le cadre du défi que pose à notre peuple et à ses forces nationales, le système colonial puis néocolonial, revient à en défigurer le sens, à le tronquer, à le vider de sa substantifique moelle. Réduire ces luttes à des affrontements... entre "tribus" ou entre "clans", contredit l’étude de H. Elsenhans qui déroule devant nous ce travail de la taupe : travail qui, malgré l’obstacle de la colonisation et, justement, pour le culbuter, a métamorphosé les révoltes magnifiques mais impuissantes de nos ancêtres en cette « conscience collective » assez forte « pour permettre aux élites de se considérer comme les représentants d’une communauté constituée par l’ensemble de la société autochtone » (p.191), et pour peser en vue de revoir le contenu des liens que l’histoire a tissés entre nos deux pays.
Ce qui est en cause et en action dans les luttes qui marquent notre mouvement de libération dans son affrontement avec le colonialisme puis le néocolonialisme, c’est donc cette force irrépressible qui se constitue dans notre société tendant vers son adéquation au siècle, à travers les représentations et solutions que lui proposent ses diverses élites, pour peser en faveur de celle(s) qui répond(ent) le mieux à ses intérêts les plus généraux[42].

Le "rectificatif" de G. Meynier

G. Meynier ne voit évidemment pas le problème sous ce jour. Tout en disant approuver l’essentiel de la thèse de H. Elsenhans[43], il nous semble vouloir la dénoyauter, en cherchant à diminuer l’importance du facteur mouvement de libération dans la modernisation forcée de la France. Sans doute, dans la confrontation des colonisés avec le dominateur colonial, l’auteur a-t-il insisté surtout sur la politique française. Mais si les éléments de sa thèse concernant l’Algérie des Algériens et les forces politiques à l’œuvre dans cette confrontation étaient si marqués par la méconnaissance, comment sa thèse pourrait-elle être porteuse ?
Ce travail justement innove dans la mesure où il montre l’importance, dans l’évolution des rapports de domination coloniaux vers des formes néocoloniales, du facteur mouvement de libération, son rôle moteur, que G. Meynier réduit à un rôle d’aiguillon. S’il critique l’« irénique rationalité économique » des néocartiéristes, c’est pour retomber dans leur déterminisme économiste[44]. L’analyse minutieuse de H. Elsenhans montre au contraire, toute la difficulté de l’aboutissement d’un tel ²déterminisme², à travers notamment la recherche fébrile des autorités coloniales de forces pouvant faire pièce à ce qu’elles appelaient le radicalisme du FLN.
Pour prévenir le lecteur contre des « facilités d’analyse qui peuvent brouiller la compréhension » que révélerait ce versant de la thèse[45], G. Meynier amoncelle termes, formules, remarques tendant à dévaloriser le mouvement de libération, à le minimiser, à réfuter sa modernité[46]. Ayant découvert M. Harbi et ses travaux sur le nationalisme, il reproduit, avec la délicatesse et le zèle simplificateur d’un vulgarisateur, certaines de leurs conclusions sur la société algérienne, sur son mouvement national, que jamais leur auteur n’a exposées de façon aussi abrupte. Faisant fi des scrupules méthodologiques dont fait preuve M. Harbi dans ses recherches[47], G. Meynier utilise ces réflexions pour un tableau qui tourne au règlement de comptes.
C’est ainsi qu’il déverse un mépris immérité sur le monde arabe, sur sa fraternité intéressée, et sur Nasser en particulier, dont il dit qu’il conditionnait son soutien à un « alignement du FLN sur (sa) politique », avec l’appui complice de Ben Bella, Mahsas et Tewfiq el-Madani... Une telle simplification, qui veut prévenir le lecteur de l’exposé de H. Elsenhans concernant le contexte arabe de la guerre d’Algérie, mérite d’être comparée à l’attitude d’un autre observateur qui a beaucoup accompagné les Arabes dans leurs efforts de libération. C’est J. Berque qui disait : « J’ai connu et admiré Fanon. Je ne partageais nullement son analyse misérabiliste des Arabes. Les Arabes, je les voyais, moi, comme ils se voient : d’anciens seigneurs, des conquérants injustement déchus, de vieux classiques avides de se remettre à jour... »[48].
Plus de dix ans après la chute du Mur, G. Meynier en est encore à ne pas « pardonner leur complaisance » – et H. Elsenhans y échappe de justesse – à ceux qui parlent d’une « aspiration socialiste dans le FLN ». Mais il faudra qu’il édifie chez lui le socialisme tel qu’il le conçoit, pour qu’on puisse juger de la non-conformité de celui des Algériens sous Boumédiène. Là aussi, il aurait gagné à méditer la critique qu’a portée J. Berque à cette attitude inconsciente – masochiste, diagnostique notre cheikh[49] – des amis de gauche de la lutte anti-colonialiste de notre peuple ; attitude qui consiste à voir à travers leur soutien à cette lutte, le moyen de se déculpabiliser et, en même temps, d’en espérer (trop) pour la révolution dans leur propre pays.
Ce n’est qu’en comprenant les ressorts intimes des positions que G. Meynier développe en outrant les résultats de la recherche d’un M. Harbi, que s’éclaire pour nous la hargne qui marque ses appréciations sur notre mouvement national, qui n’est plus, pour lui, qu’un « résistantialisme (!) anticolonial » une « simple résistance anticoloniale indépendantiste », sur ses hommes – à propos desquels il va même jusqu’à employer des expressions dépréciatives reprises de BD !–, sur leur incapacité à concevoir la nation, intéressés qu’ils auraient été par le seul « pouvoir d’État, non (par) la recomposition de la société ». Le lecteur doit dépasser le sentiment de gêne devant ce ton rageur, si peu scientifique, pour pouvoir tirer profit des éléments d’analyse et d’information, y compris ceux marqués par le préjugé, que donne la préface sur les tares et faiblesses du mouvement national dans son combat pour une indépendance dont n’a convenu le colonisateur que pour la limiter par des conditions néocoloniales[50]. Dans cet affrontement, il est juste de se préoccuper de ces défauts et de leurs conséquences sur le combat lui-même. Mais on ne peut s’en inquiéter que comme on le fait de ce qui pourrait désavantager un champion handicapé que l’on doit soutenir dans l’épreuve, et non pour le disqualifier comme athlète au vu de son handicap.
Par ailleurs, G. Meynier propose à H. Elsenhans d’enrichir ses « intéressantes esquisses de réflexion concernant le repli des Algériens sur l’arabo-islamisme » par les analyses telles qu’il a « tentées dans l’inspiration proposée (...) par J. Berque » (p.14). Sur ce plan, précisément, de l’arabo-islamisme des Algériens, ses préjugés antinationalistes et européocentristes entraînent G. Meynier loin de l’inspiration qu’il pense avoir puisée chez notre cheikh., un des meilleurs spécialistes de l’Islam maghrébin. L’on a indiqué plus haut, avec l’aide de notre cheikh, comment, par sa souplesse civilisationnelle, l’arabo-islamisme a su trouver les adaptations nécessaires pour s’approprier le Maghreb et se faire approprier par lui. Et ce qu’en retient G. Meynier, c’est cette caricature d’Islam façonnée par les officines occidentales et consacrée par les islamologues de combat : un Islam qui « se représent(e) le monde comme un lieu d’affrontement où l’umma est intemporellement assaillie par ses ennemis – notamment les chrétiens trinitaires (al muchrikiyyûn – sic –) qui sont censés diviser Dieu » ; où « le dâr ul islâm (la demeure de l’Islam) est en permanence menacé par le dâr ul harb (la demeure de la guerre, la guerre que font aux musulmans les infidèles) » (P.15) ; peut-on ainsi parler d’une aire où ont toujours été respectées les religions des non musulmans ?
Cette image de l’Islam a-t-elle jamais été, ni hier, ni aujourd’hui, celle de l’Islam dans notre pays ? L’extinction du christianisme a-t-elle été historiquement consécutive à une guerre faite aux infidèles ? G. Meynier serait sans doute étonné de lire la lettre de remerciement du pape Grégoire VII au roi An-Nâcir de Bougie, qui lui avait, par attention aux besoins spirituels de ses sujets restés chrétiens, présenté en 1076, une requête appuyant le vœu des fidèles de l’église de sa ville pour la consécration de Servandius qu’ils avaient élu comme archevêque[51]. Plus près de nous l’émir Abdelkader, menant le djihad contre les envahisseurs français, n’en entretenait pas moins des relations de ²coopération² avec des Français[52], des techniciens qui ont bien voulu lui offrir leurs services, des religieux comme Mgr Dupuch autour de problèmes humanitaires concernant les prisonniers, etc. Et c’est l’Algérie fraîchement indépendante qui force la main pour ainsi dire, au père Scotto pour l’élire, sur une liste du parti unique du FLN, comme édile de la commune de Belcourt, ou qui s’honore d’accueillir parmi ses citoyens, Mgr Duval comme chef d’une église d’Algérie qui le lui rend bien.
Bien évidemment, l’image de l’Islam évoquée par G. Meynier s’est réellement manifestée en Algérie, mobilisant un certain nombre d’Algériens ; mais elle n’a pas dirigé son animosité contre des infidèles chrétiens muchrikîne, mais principalement contre l’État et le peuple algériens, musulmans tous les deux. Et quand ceux-ci se défendent contre cette agression caractérisée, ne voilà-t-il pas que G. Meynier vole au secours de cette barbarie dont il a paré le visage de l’Islam, et dénonce « le pouvoir algérien (pour les) abus qu’il commet au nom de sa prétendue modernité » ? (p.13) Il ne le fait pas seulement au moment où l’on pouvait à la rigueur penser que certains témoignages lavant l’État algérien des accusations des tueries constatées alors, étaient le fait de gens stipendiés, il en accable les Algériens qui ont battu cette « déviation de la modernité »[53] dans une préface écrite... à la veille des attentats du 11 septembre contre l’Amérique !
Reste un point important à relever dans la préface : celui de la nation que les Algériens ne peuvent concevoir, à cause d’un déficit dont serait accablé leur système mental, écartelé, selon G. Meynier, entre « deux niveaux de refuges du moi collectif ». Ainsi, la solidarité entre Algériens « s’inscrivait synthétiquement (dans) le sacré communautaire de base et le sacré communautaire universel... pas dans l’entre-deux d’une solidarité nationale accomplie ». Au-delà de cette caractérisation caricaturale, réductrice, du système mental des Algériens, où n’apparaît même plus aucun « îlot de modernité »[54], Il y a lieu de se poser des questions sur ce qu’il appelle la nation : selon lui, en effet, une vision nationale ne se trouvait que chez Abbane et Ben M’hidi, qui, « en avance sur leur temps et sur leurs compagnons, (...) et a fortiori (sur) l’ensemble de la société, à quelques exceptions près », l’auraient emportée avec eux dans la tombe. L’intéressant est qu’il explicite en note (P.15) son idée des exceptionnels Algériens qui auraient eu non seulement une vision nationale mais surtout un besoin vital d’une nation algérienne : ce sont, précise-t-il, « des militants qui ne sentaient plus les choses en référence au sacré » parce qu’ils « avaient transité par le PCA ou le syndicalisme (...) ou qu’ils vivaient dans des milieux ouverts sur d’autres communautés – les Espagnols notamment. (Ou encore) la mince frange de Pieds-noirs qui se rangea du côté ou dans le FLN...» Voilà une curieuse resucée de la thèse de la nation en formation, qui rejoint subrepticement la thèse du processus de modernisation inachevé de G. Tillon, dont s’est démarqué H. Elsenhans.
Et ce n’est pas l’exemple yougoslave qu’il a évoqué pour préciser son point de vue qui apportera quelque clarté. Il estime en effet que « les Bosniaques furent les plus authentiques – pour ne pas dire les seuls – nationalistes yougoslaves ». Parce que, ni catholiques (comme les Croates), ni orthodoxes (comme les Serbe), « ils étaient eux aussi voués, pour trouver leur place dans une nation, à accéder directement au niveau yougoslave de l’identité ». La vie a eu beau avoir montré le caractère illusoire[55] du niveau yougoslave de l’identité, et a contrario, la réalité des nations croate et serbe, avec leur substrat religieux – même s’il existe des minorités musulmanes dans ces deux nations, il reste accroché à sa vision de la nation. Le fait est qu’il ne va pas jusqu’au bout en niant la nation bosniaque, parce que là se retrouve le substrat musulman, que l’Europe non plus n’a pas voulu reconnaître, puisque l’on n’a permis aux Bosniaques que d’être la plus importante minorité partageant le pouvoir avec les deux autres minorités, croate et serbe, en Bosnie ! Quand aux « Pieds-noirs nationalistes algériens » (?) qui seraient « les seuls authentiques Algériens », auraient-ils par les vertus de cette vision meyniérienne de la nation pris la place des colons qui se considéraient comme les vrais Algériens devant la masse des Indigènes ?
Voilà les remarques que nous a suggérées la lecture du livre de H. Elsenhans. Nous voudrions cependant rappeler que les critiques que nous avons portées à la préface que lui a faite G. Meynier ne diminuent en rien la considération que nous portons aux efforts que ce dernier a déployés pour que ce grand livre soit mis à la disposition du public francophone. Qu’il en soit encore une fois remercié.

'Abdel‘alim MEDJAOUI.
Alger, septembre 2003





[1] Les citations que nous aurons à faire, dans cette partie, sont prises de cette œuvre. Nous en indiquerons les références des pages entre parenthèses.
[2] Cet épanouissement avait mené à « la conférence de Bandoeng, événement capital pour l’histoire mondiale ». (p.79).
[3] Un contexte que la France a échoué à rendre plus favorable à ses positions colonialistes : les représailles qu’elle a cherché à appliquer dans ce sens ont été difficiles à mettre en œuvre à cause de l’opposition de certains groupes d’intérêts français qui risquaient d’en pâtir et de l’insignifiance des intérêts atteints dans les pays concernés. (p.136)
[4] Où « à la différence de ce qui se produisit aux Etats-Unis ou dans la partie israélienne de la Palestine, la population autochtone ne fut ni exterminée, ni expulsée hors du territoire national, mais continua de vivre avec les [im]migrants européens » (p.146).
[5] Comme si nos ancêtres numides n’étaient là que comme décor : pourrait-on imaginer la chute de Carthage sans l’intervention décisive de notre grand Massinissa ? l’histoire universelle n’a-t-elle pas retenu le nom de Jugurtha, celui d’Augustin l’animateur de la vigoureuse Église d’Afrique ?..., et la liste pourrait être encore longue, rien que pour cette période de plus de cinq siècles de résistance de nos ancêtres à Rome, puis aux Vandales et aux Byzantins. Cette version a pour effet, par ailleurs, de banaliser l’occupation française.
[6] C’est en effet, Rome qui a fini par être ruinée sous les coups des armées et des généraux qu’elle a mobilisés pour son entreprise de prédation, avant même d’être mise à sac par les Barbares. Alors qu’il était à redouter de voir s’éteindre la race qui a été refoulée dans les régions du pays les moins hospitalières, et, pour ceux qui ont pu s’accrocher et s’adapter à cette calamité, d’assister à leur dilution dans le magma ethnique et culturel que s’employait à façonner l’entreprise de colonisation, ou encore à leur corruption par une promotion sociale où se dissoudrait leur être profond.
[7] À nos historiens d’éclairer la lutte continuée de nos ancêtres contre le colonialisme : les efforts aboutis ou manqués pour la sauvegarde de la personnalité et de l’indépendance nationales au cours de l’histoire de leur développement ; sans se faire juge de telle ou telle de nos personnalités pour ses positions supposées avoir combattu ou soutenu, notamment en période coloniale, telle politique évaluée selon des critères actuels et avec le recul forcément éclairant du temps.
L’on doit analyser avec lucidité les conditions de la lutte inégale qui se menait, pour ne pas sous-estimer le rôle de la répression, ni l'élan, jamais démenti, vers l’indépendance. Cf. à ce propos, Mohamed Harbi, Une Vie debout, Casbah, Alger, 2001, qui, décrivant (p.21-22) les liens que la branche paternelle de sa famille avait noués avec l’administration coloniale, met en garde contre les « mythes simplificateurs du nationalisme » quand il s’agit d’analyser les comportements réciproques du colonisateur et du colonisé. « Les administrateurs, explique-t-il, pouvaient conclure [avec] des intermédiaires locaux susceptibles d’avoir une audience et une influence [auprès des indigènes], un mariage de raison – qui, d’un côté comme de l’autre, cachait une suspicion profonde. C’est ainsi que selon le Service de "surveillance politique des indigènes", mon grand-oncle Ahmed "a incarné, durant toute sa vie, l’esprit d’opposition à l’administration française".»
[8] « Ce n’était pas une invasion qui s’imposait par les armes, (mais) une société nouvelle qui poussait de tous côtés ses vigoureuses racines » disait Blasco Ibanez, in Dans l’ombre de cathédrale, parlant de l’arrivée des Arabo-musulmans en Andalousie. Et Reinhart Dozy, soulignait l’« état de bien-être général qui fut la cause du bon accueil fait au début à la domination arabe... », in Histoire des musulmans d’Espagne jusqu’à la conquête de l’Andalousie par les Almoravides, E. J. Brill, Leyde, 1861. (cités in La Guerre d’Algérie, sous la direct. de H. Alleg, Temps Actuels, Paris, 1981)
[9] J. Berque, Le Maghreb entre deux guerres, Seuil, Paris, 1962, p.229.
[10] Comme dirait J. Berque. Cf. Ibid., p.413.
[11] Aussi, à peine un peu plus de 40 ans après l’apparition des Arabes dans la contrée, le général amazigh Tariq portait-il lui-même le message dans ce qui allait devenir l’Andalousie. C’est comme si, en 1871, pour tenter un parallèle risqué, El Mokrani avait mobilisé, non pour conduire la révolte que l’on sait, mais pour aller propager les valeurs civilisationnelles que le conquérant français était sensé avoir apportées avec lui !
[12] Ces luttes, à soubassement socio-économique affirmé (il s’agissait de gérer les pays gagnés à l’Islam), ne tournaient pas autour de questions de pur dogme religieux, mais autour de la légitimité des dirigeants prétendant assumer l’héritage du Prophète. Ces luttes, les plus arabes qui soient, – opposant les familles des proches du Prophète –, concernaient une question civilisationnelle centrale, dont la solution, plus ou moins réussie, a déterminé les progrès et les échecs de l’arabo-islamisme. Nos ancêtres amazighs s’impliquaient, avec d’autres musulmans, Arabes et non-Arabes, dans la lutte pour la pureté, non du dogme, mais du message civilisationnel, dans le cadre de la vigilance contre les velléités de temporaliser, c’est-à-dire de politiser, l’autorité spirituelle et les tentatives de mêler et confondre religion et politique.
[13] Notre peuple a pu développer de nouveau, comme jamais depuis Massinissa, sa personnalité amazighe. Cette liberté que le grand aguellid avait conquise sur Carthage, s’est épanouie dans la nouvelle aire civilisationnelle : au cours du siècle suivant la conquête, ont brillé, d’Est en Ouest, Aghlabides, Rostomides et Idrissides, trois dynasties indépendantes au plan temporel de Baghdad, ces derniers lui contestant même la légitimité spirituelle. Puis tout a été refondu à partir de 902, dans un État se réclamant de Fatima, (d’où son nom), et allant jusqu’en Égypte récuser la légitimité ‘abbasside, avant que le Çanhadji Bologhine Ziri, chargé d'administrer le Maghreb ne prenne ses distances avec lui, etc...
[14] Cf. J. Berque, (op. cit., p.228 sq) qui dit, sur cette question : Les Berbères « offrent (...) un cas extrême de personnalité rurale. Ils portent à l’absolu (...) des caractéristiques qu’ils partagent avec beaucoup de bédouins arabophones, érigés en contre-type de la citadinité (...) Sans doute, leur capacité d’organisation et de législation, leur historicité – contrastant d’ailleurs avec leur anarchisme – avaient-elles toujours dû au cours des temps (...) être réprimées par le pouvoir central. De là un refoulement explosif, et qui, à chaque fois qu’il en trouve l’occasion, fait fuser une sorte de geyser, venu de très bas et susceptible de bouleverser tout ou partie de l’ordre d’en haut... » J. Berque ajoute que ce particularisme fait problème : Comme pour les Kurdes, au Machreq, les Berbères posent « à l’arabisme les mêmes problèmes d’assimilation, voire de prépondérance ». Mais ce « particularisme, pour réel qu’il fût, tournait fatalement assez court. Il ne pouvait soutenir un séparatisme.(...) La division a toujours tort (...) Elle contrecarre les tendances au remembrement et au rassemblement qui animent justement des sociétés déchirées, [aux] moments [difficiles] de leur histoire... »
[15] Selon une formule savoureuse empruntée à J. Berque, cf. op. cit., p.228.
[16] N’est-ce pas les mêmes arguments avancés en ce début de 3e millénaire,– et c’est l’histoire qui bégaie !– pour envahir l’Iraq ?
[17] Pour Ch.-A. Julien, Ibid., T.II, p.274. et malgré ses efforts pour se dégager de l’histoire colonialiste, l’essentiel se situe dans ce qu’il désigne par « l’histoire intérieure des régences au 17e siècle » en précisant : « À Alger, ce ne fut que complots, émeutes et massacres ». Il s’appesantit sur les mœurs du pouvoir, et sur ses défauts. Défauts rédhibitoires s’il en fût, qui avaient leurs correspondants dans les pays européens de la même époque, mais qui, là-bas, préparaient les mécontentements et bouleversements révolutionnaires du siècle suivant, alors que chez nous, les colonisations allaient les faire s’incruster dans les recroquevillements de nos sociétés sur elles-mêmes, en y étouffant les potentialités révolutionnaires qui devaient les en délivrer.
[18] Ch.-A. Julien éclipse l’importance de cette fonction de protection, évidemment vitale pour les populations derrière la réticence de ces dernières à s’acquitter de la contre-partie en impôts, en quoi il voit une résistance à un pouvoir « étranger ». La réticence, pourtant, est compréhensible, car alors dans aucun pays on n’était arrivé à des critères de justice où le contribuable se sente moins lésé ; et Abdelkader, par exemple, issu d’elles, aura les mêmes difficultés en la matière, malgré une fatwa du sultan du Maroc en sa faveur...
[19] Cf. Ch.-A. Julien, Ibid., t.II, p.279, la description détaillée de cette piraterie qui, ici, acquit une « importance exclusive » faisant prospérer la régence des ses produits – « marchandises pillées » et « cheptel humain » capturé lors de « descentes sur les côtes » ou sur « les bâtiments chrétiens »... Et le phénomène des renégats que les Rédemptoristes, ne pouvant « se résigner à constater tant de libres apostasies (...) expliquaient par la violence ». L’auteur certes, rectifie (p. 280) que le sort de ces esclaves était plus enviable que celui des « Barbaresques des chiourmes du roi de France, car on ne les marquait pas au fer rouge et on les laissait libres de pratiquer leur religion » ; que (p. 281) « les auteurs qui flétrissent, à juste raison, la cruauté barbaresque oublient que le roi de France ne ménageait pas davantage les protestants de ses galères...» ; mais le réquisitoire est dressé, la rigueur de la sentence n’étant en rien amoindrie par la reconnaissance « honnête » d’un témoin de l’époque que "nous voyons des maîtres en Europe qui ne sont pas plus raisonnables et qui seraient peut-être plus barbares que ceux de Tunis s’ils avaient des esclaves"...
[20] Comme nous l’avons indiqué plus haut, cette spécialisation était une réaction défensive vitale, qui n’a pas empêché des relations diplomatiques et des traités internationaux avec les autres pays, dont la France, qui avait elle-même dans les chiourmes de ses galères des captifs barbaresques.
[21] Une manière de souligner l’ingratitude des héritiers de cette dernière et de montrer que l’économie algérienne ne tournait pas seulement avec les profits de la course, mais qu’elle exportait les fruits (grains, peaux, produits semi-industriels et d’artisanat, etc.) d’une économie excédentaire qui aiguisait les appétits.
[22] À l’instar, sans doute, des pays de l’aire arabo-musulmane (Turquie des tanzimat, Égypte de Mohammed-Ali)
[23] L’effondrement du pouvoir des deys semblait faire croire à l’inconsistance de l’État algérien et donner corps à la thèse de la stérilité de la civilisation arabo-musulmane, de son incapacité à répondre aux besoins contemporains des peuples qu’elle a marqués de son empreinte : en conséquence de quoi s’imposait à l’Europe la mission d’aller les sortir de l’ornière où ils croupissaient, et les moderniser. L’existence même de l’islamologie – en tant que science à part, un peu comme le marxisme –, le nombre d’islamologues qui se sont attelés à la tâche pour étayer cette thèse ou la démentir, les circonvolutions et inventions de concepts, tels que le « despotisme oriental », pour « expliquer » le retard sans avoir à en rendre responsable la stérilité de la civilisation, concourent à rendre cette thèse plausible, à l’incruster dans les consciences.
[24] Tout en animant une implacable guérilla aux envahisseurs, il n’hésitait pas à échanger avec l’adversaire, à susciter des occasions de coopérer avec lui (avec des officiers, des religieux, ou même des aventuriers) pour en apprendre au plan scientifique et technique. C’est le sens de l’adresse de l’Émir à l’impératrice Eugénie afin qu’elle agisse pour que cette rencontre que le destin a voulue entre nos deux nations, au lieu de semer la mort parmi les enfants de nos deux peuples, leur soit un enrichissement mutuel. C’est le sens de sa Lettre aux Français où, après sa reddition, il s’adresse à la conscience française, à ses intellectuels, pour les entretenir de sa vision de rapports fructueux possibles entre nos deux nations. C’est le sens de l’intérêt qu’il a porté ensuite à la construction du canal de Suez...
[25] En réalité, l’attachement des autochtones à leur droit de la famille et ses dispositions d’ordre successoral n’est pas un refus défensif de la modernité pour la seule sauvegarde micro-économique, si l’on peut dire, des familles du secteur traditionnel, à quoi on a voulu le réduire ; mais il exprime également la défense macro-économique du système que les mesures d’expropriation punitives et les sénatus consultes avaient difficilement disloqué, ainsi que l’exigence d’une réforme agraire réparatrice, mais aussi et surtout la nécessité de rétablir l’État algérien dont Abdelkader avait initié la pose des bases capables de faire fructifier les prémisses révolutionnaires de ce système traditionnel.
[26] La France se montrait digne émule de l’Angleterre qui avait fait, au Machreq, du soutien aux forces traditionnelles les plus retardataires, l’élément clef de sa politique de désagrégation de l’empire ottoman, imposant, par exemple, à Mohammed-Ali le retrait d’Arabie d’où il avait chassé les Wahhabites, qu’elle a ainsi réinstallés dans le pays. C’est sur eux et sur d’autres tribus et groupements de la région qu’elle s’est appuyée pour faire pièce à un mouvement national arabe moderne en ascension, et ce sont ces forces qu’elle a installées comme dynasties à la tête d’entités étatiques arabes porteuses d’inimitiés historiques avec leurs voisines...
[27] Une société engagée, selon M. Lacheraf (Algérie, nation et société, p.14-15), dans une « lutte silencieuse, pathétique, réfléchie, pour sa sauvegarde et le remembrement difficile de son fonds commun et d’une base économique bien mal en point ».
[28] Toutes ces élites ne peuvent provenir en général que de l’encadrement de la société dont l’occupation française a brisé l’homogénéité en même temps que la résistance. C’en sont les enfants, y compris de celles qui se sont le plus compromises, pour leurs intérêts et privilèges, aux côtés du colonisateur : ce seront les artisans de ce remembrement qui ne manquera pas en même temps de poser de terribles problèmes de conscience divisée à ceux dont l’engagement familial s’est trouvé en porte-à-faux par rapport à la marche de l’histoire. On le voit aux nombreux écrits iconoclastes de patriotes qui ont été des acteurs plus ou moins importants du mouvement national.
[29] J. Berque, Op. Cit., p.416.
[30] La volonté de trouver à tout prix à la colonisation un bienfait de civilisation n’est pas seulement le fait des froids concepteurs et artisans du brigandage colonial. Des milieux et personnalités français, fiers à juste raison de l’histoire de leur pays, se sont laissés d’autant plus prendre à ce mythe de la mission civilisatrice qu’ils ont courageusement condamné les pratiques du système colonial manifestement peu compatibles avec une telle mission. Ne parlons pas de ces nombreux pieds-noirs honnêtes qui ne peuvent psychologiquement ni comprendre ni accepter le verdict de l’histoire qu’ils vivent comme une condamnation de l’œuvre de toute une vie consacrée pourtant à la construction du pays. Malgré toutes ces souffrances partagées, physiques et morales, dont reste profondément marqué même une grande partie du peuple français, il se trouve encore des personnalités en France qui veulent consacrer par une loi cette « mission civilisatrice » de la colonisation !
[31] Qui, explique l’auteur (qui a mis le terme entre guillemets), était, à travers l’UDMA, le fait d’élites qui avaient reçu une éducation française. Du fait de leur double appartenance au monde culturel français dont elles reconnaissaient les acquis, et au monde culturel arabo-berbère, auquel elles étaient fortement attachées, ces élites aspiraient à une émancipation de l’Algérie sans rupture avec la France. Le messalisme, lui, exprimant la position de rupture avec celle-ci, des couches traditionnelles et du prolétariat urbain.
[32] C’est, par exemple, le pas que fera F. Abbas quand, profitant d’une ouverture dans l’environnement international, il rédige un Manifeste si avancé qu’il n’aura aucune difficulté à réunir autour de lui des Amis parmi lesquels on retrouvera Messali : les Amis du Manifeste et de la Liberté (AML), sorte de réplique au Congrès musulman, qui inclut donc les messalistes à la place des communistes. Messali avait obtenu l’ajout d’un additif : « À la fin des hostilités, l’Algérie sera érigée en État algérien doté d’une constitution propre qui sera élaborée par une Assemblée algérienne constituante élue au suffrage universel par tous les habitants de l’Algérie ». Il est vrai que Abbas va se trouver dépassé par l’évolution des AML vers des positions trop tranchées qui l’amèneront à prendre ses distances…
[33] C’est ainsi seulement qu’apparaissait possible l’existence de la nation, aux yeux d’un mouvement national balbutiant dans nos trois pays assujettis, au régime du protectorat, pour nos deux voisins de l’Est et de l’Ouest, et pour le nôtre, à celui de colonie de peuplement. À noter que le premier parti nationaliste créé en 1926, avait pris le nom d’Étoile Nord-Africaine.
[34] L’insurrection a concrétisé le refus en fixant le niveau minimum à partir de quoi pouvait s’engager cette participation : l’indépendance politique, c’est-à-dire rupture – qui paraissait jusque-là impossible – du lien institutionnel.
[35] Il se méfiait d’abord d’une initiative qu’il a vue dirigée contre ses efforts pour reprendre en main le parti et en extirper le virus réformiste que le parti a toujours dénoncé chez les autres. D’autant que cette action a été précédée par celle, politique, du CRUA où participaient des centralistes, et dont un numéro de son organe, Le Patriote, aurait exprimé à l’encontre de Messali une position non conforme à sa ligne éditoriale visant à réunifier le parti. Le flou, d’ailleurs qui marque les témoignages sur le CRUA n’est pas dû seulement à la clandestinité qui a présidé à sa naissance et à son action, mais à une volonté politique de mettre un voile sur les réticences, pour ne pas dire plus, des centralistes à l’égard de Novembre. Le FLN a été en réalité, lui-même une démarcation par rapport au CRUA
[36] Redoutant ses retombées sur tout le mouvement national, ils ont tenté au moins de la différer, sinon paralyser les forces – qui se sont avérées limitées – sur lesquelles ils avaient quelque ascendant. D’où la cinglante réplique de Boudiaf : Nous agirons, même si faute de votre aide nous devons faire appel aux singes de la Chiffa ! Ils sont cependant restés assez près de ses initiateurs pour s’impliquer, à l’extérieur pour la mise en place et l’animation de la délégation de l’insurrection à l’étranger, avant de s'engager pleinement, sous la vigoureuse impulsion de Abbane R., dans la réorganisation et le développement de la lutte armée, et dans le ralliement des autres groupes et tendances du nationalisme. Le poids de leurs différends, pas seulement idéologiques, avec Messali a certainement été pour beaucoup dans le fait qu’il ait été le seul – avec toutes ses troupes, qui se sont avérées, elles, considérables – avec qui on n’a pas pu trouver un terrain d’entente autour d’un objectif qu’il a somme toute défendu mieux et avec plus de constance que tous les autres.
[37] Remarque judicieuse : l’objectif des initiateurs de Novembre, comme signalé plus haut, n’était pas de refuser tout compromis avec le colonisateur. Il était de réaliser « une coupure sociologique (et) une rupture d’organisation dans l’histoire du mouvement national » (p.209), en fixant l’indépendance politique comme base minima de nouveaux rapports avec la France. Et, bien entendu, de continuer à se battre, au sein de ce nouveau complexe politique, toujours pour l’indépendantisme, pour une indépendance ouvrant la voie au développement des forces productives nationales.
[38] Des dizaines de cadres politiques et syndicaux aguerris, des centaines de militants depuis longtemps en attente de prendre le maquis. Un redoutable potentiel qu’il a fallu détruire aux prix de sacrifices immenses... Dans l’exacerbation de ce drame fratricide, on ne peut que soupçonner une action bien planifiée des services français, pour organiser des provocations contre l’une et l’autre des deux organisations, liquider les meilleurs militants des deux côtés, forcer la répression contre l’un pour permettre à l’autre de se maintenir ou de se refaire, etc.
[39] Quelques mois auparavant, en Janvier 60, elle avait semblé pencher vers les initiateurs de Novembre, avec la création de la Commission interministérielle dite des "3 B" : avec Belkacem Krim, Boussouf et Ben Tobbal.
[40] C’est la même erreur préjudiciable que commettait F. Abbas, quand d’une prémisse juste (sa quête infructueuse à travers les cimetières), il conclut que l’Algérie n’a pas les moyens propres d’être une nation moderne et ne peut être qu’une entité dépendante de la nation française, sinon partie intégrante d’elle. Il est plaisant que M. Harbi se fasse rappeler ici les « rapports de classe, (le) rôle de l’économie » auxquels le marxisme l’a sensibilisé. (Cf. Harbi M., L’Algérie..., Op. Cit., p.17)
[41] J. Berque, Les Arabes d’hier à demain, Seuil, 1960, p.241. En fait de coïncidences – sinistres – que trouve sur son chemin l’homme devant affronter la néocolonisation, on n’a que l’embarras du choix pour en illustrer le triste constat de notre Cheikh : sans revenir jusqu’à l’étouffement de l’expérience révolutionnaire des tanzimat en Turquie ottomane, ou de la révolution de Mohammed-Ali en Égypte, rappelons, plus près de nous, la destitution de Mossadegh après sa nationalisation du pétrole iranien, la guerre apocalyptique menée contre un Vietnam vainqueur dans des conditions où n’ont pas pu être aménagées des solutions néocoloniales, le blocus depuis un demi-siècle contre Cuba, l’agression contre Nasser après sa nationalisation du canal de Suez, la tentative de blocus décrété contre le pétrole « rouge » algérien après la nationalisation des hydrocarbures par Boumédiène, et, dans le cadre du plan Condor kissingerien visant tous les pays d’Amérique latine, pour ne citer que cela, le putsch de Pinochet au cours duquel fut assassiné Allende, après que ce dernier ait osé nationaliser le cuivre chilien, etc. La liste remplirait des livres et ne se clora pas par l’invasion de l’Iraq à qui on avait promis de le ramener à l’ère préindustrielle !
[42] Les exemples concrets foisonnent dans la très riche expérience engrangée par notre mouvement de libération : ainsi s’est affirmé le choix des novembristes, grâce à un soutien populaire sans lequel leur entreprise aurait fait long feu, alors qu’ils paraissaient isolés au sein même des élites indépendantistes dont ils étaient issus. C’est aussi l’intervention populaire qui a obligé De Gaulle, en décembre 1960, à reconnaître ceux qu’il traitait avec hauteur d’organisation extérieure de la rébellion, comme les authentiques représentants politiques avec lesquels devait obligatoirement se négocier la solution qu’exigeait l’insurrection populaire...
[43] « Toute vision d’ensemble de la guerre d’Algérie ne pourra pas ne pas être marquée par la lecture d’un aussi grand livre d’histoire », dit à juste titre G. Meynier en p.12 de sa préface au livre.
[44]. « Pour que la politique correspondît aux intérêts des groupes néocoloniaux » pour qui « le maintien de la souveraineté française sur l’Algérie n’était pas prioritaire, il fallait, dit-il, la victoire du FLN » (p.10-11). Dans les DOM-TOM, comme la Nouvelle-Calédonie par exemple, où il n’y a pas eu un mouvement de libération comme en Algérie, les intérêts des groupes coloniaux ne sont-ils pas encore à l’œuvre ?
[45]. Par méconnaissance de documents qui se sont accumulés depuis sa publication. G. Meynier donnera d’ailleurs une intéressante et riche bibliographie, où « L’Algérie des Algériens » est particulièrement servie.
[46]. Lui-même s’étonnait pourtant, il n’y a pas si longtemps qu’on invoquât « la faiblesse de la modernité du nationalisme » algérien. Cf. M. Harbi, L’Algérie et..., Op. Cit., p.33.
[47]. « On sait, dit M. Harbi, comment ce souci de participation aux valeurs et aux actions du groupe étudié a pu mener certains sociologues et psychosociologues américains à des impasses et des aberrations les faisant passer d’observateurs à participants partiaux des groupes qu’ils étudiaient (...) Je n’oubliais pas, avec Jacques Godechot, que tout chercheur ²a une certaine optique, un certain parti. Il est prisonnier de son groupe social, de son époque, souvent de son pays, de ses options idéologiques, religieuses et politiques²...», L’Algérie et ..., Op. Cit., p.11. Si M. Harbi tente d’assumer ces conditions de « l’observation participante », notre préfacier, pressé d’aller aux conclusions iconoclastes, ne semble nullement s’en préoccuper... L’œuvre de M. Harbi se veut justement « une réfutation des images du nationalisme, tant celles élaborées par lui-même que par ses adversaires ou enfin par les chercheurs en sciences humaines » (cf. M. Harbi, Ibid., p.42). Elle est un véritable retour, plein de scrupules, sur une expérience douloureuse, pouvant être pour lui « la source de trouble de conscience et de souffrances » (Ibid, p.52). Par son implication tout jeune dans le mouvement national indépendantiste, par sa connaissance des hommes et de circonstances importantes de leur action, M. Harbi déploie devant nous un tableau plein de vie, démythifiant, où s’animent les hommes qui se sont engagés dans le grand œuvre, tels qu’ils sont, avec leurs défauts et leurs qualités. Son témoignage est précieux parce qu’il est en même temps réflexion, et partant, il nous permet de relativiser tous les témoignages des acteurs du mouvement de libération, leurs coups de gueule ou leurs rodomontades, la mise en avant de leur personne, de leurs interprétations... mais aussi de relativiser également son propre témoignage, ses propres conclusions...
[48]. Jacques Berque, Arabies, Stock, 1978-80, p.13.
[49]. Qui dit : « Cette doctrine n’est que trop enracinée en France, via Pascal et le Jansénisme, chez beaucoup de nos penseurs pénétrés de civilisation chrétienne. Même lorsqu’ils étaient athées – je pense par exemple, à Sartre – ce masochisme se laissait deviner. Ainsi dans sa critique du colonialisme : il fallait abattre le colonialisme plutôt par ce qu’il était nous-mêmes, qu’aider le colonisé à déployer sa personne. Ma position allait exactement à l’inverse. Et c’était d’ailleurs aussi la position du colonisé qui, à la limite, n’en voulait pas au colonisateur, ou parfois l’aimait, chose presque impossible à concevoir pour la plupart de mes compagnons de gauche.» Jacques Berque, Il reste un avenir, Entretiens avec J. Sur, Arléa, 1993, p.41. Ailleurs, il avait déjà dit : « Alors quoi ! Parce que nos pères et nous-mêmes avions été des conquérants avides et bientôt des rentiers de l’histoire, parce que le malheur du monde avait en tel ou tel pays revêtu notre face et pris notre voix, pour cela nous aurions dû céder, et jouir de l’abandon comme naguère de la bonne prise ? La liberté des uns sortirait de la culpabilisation des autres ? Je vous le demande : ce masochisme eût-il suffi à libérer l’Algérie française, et nous d’elle ? Et si la faute dont nous nous accusions n’était qu’un euphémisme propre à nous dispenser de reconnaître l’autre en tant que distinct de nous ? Qu’il fût reconnu et se reconnût pour tel ne serait-ce pas là, pour lui comme pour nous, la seule décolonisation véritable ? Vous l’avouerai-je, j’ai trop fréquenté l’Islam pour que le péché originel me dise rien qui vaille. (...) Non ce n’est pas le péché des exploitants qui importe aux exploités. C’est leur exploitation, et qu’elle cesse, et que, pour le meilleur et pour le pire, elle s’enfonce dans le révolu...» Jacques Berque, Arabies, Op. Cit., p. 14
[50]. Voilà comment, avec le cœur et la raison, J. Berque aborde cette question : Hier, dit-il, « ... nous n’avions pas à nous substituer aux maquisards, même si nous partagions certaines de leurs visées. C’était à eux de faire leur propre révolution, et ils la faisaient dans l’ordre ou le désordre. Ce qui nous incombait, c’était de faire comprendre aux nôtres la légitimité, la plausibilité de leur révolution, et qu’elle n’entraînait pas nécessairement une catastrophe pour notre peuple. Nous avions à frapper d’illégitimité le droit plus que centenaire de l’Algérie française (...) Voici que s’ouvre une 3e phase encore plus incertaine. Beaucoup de ceux de la gauche et de l’intelligentsia, qui ont milité dans le sens de ces libérations, s’étonnent de n’y jouer aucun rôle. Volontiers, ils donneraient des leçons, ils considéreraient l’Algérien comme celui par qui s’enclencherait les révolutions européennes. Or l’Algérien n’entend ni jouer le rôle du « maillon faible », ni servir d’instrument à la révolution des autres. Quant à la sienne, il n’a pas de trop de ses propres efforts pour arriver à la sauver des contradictions et des obstacles externes et internes qui s’accumulent sur son chemin. Plusieurs de ceux qui avaient soutenu l’effort de libération, se trouvant sur la terre libérée (...), eurent à pâtir des gouvernements locaux, impatientés par leur indiscrétion, ou gênés par leur regard. Certains ont été expulsés, d’autres ont même fait de la prison. Regrettables épisodes, mais qui s’expliquent de façon très simple. Ces libérations voulaient dire : libération par rapport à nous, langage, idéologie, style de vie, projets... Bref, il fallait au tiers-monde non pas accepter, mais inventer des langages pour et par lui-même, et c’est cela même qui s’appelle décolonisation. » J. Berque, Arabies, Stock, 1978-80, p.66-67.
[51]. Cf. Serge Lancel et Paul Mattei, Pax et Concordia, Chrétiens des premiers siècles en Algérie (3e – 7e siècles), Marsa, Alger, 2003, p.9.
[52]. Sans parler de la fameuse Lettre aux Français, véritable manifeste du dialogue avec l’Autre, qui s’était pourtant manifesté à lui sous la forme de l’agresseur colonial. On pourrait donner des exemples de cette même attitude d’ouverture en Orient, celui de Saladin victorieux des Croisés et leur ouvrant les portes de Jérusalem pour les fêtes de la Nativité, ou de son fils accueillant son ami, le Croisé malgré lui, Frédéric de Hohenstauffen, et le faisant roi de Jérusalem, au grand dam du pape Grégoire IX...
[53]. J. Berque, in Le Monde diplomatique, n°7232 – Août 1990, p. 28.
[54]. Cf. M. Harbi, L’Algérie et..., Op. Cit., p.36.
[55]. Comme s’est révélée illusoire une nation socialiste allemande, et une nation soviétique...

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