mercredi 5 décembre 2007

Ma médecine : chez le Pr Lebon

L’université, et donc la fac. de Médecine, ont ouvert leurs portes. Je m’inscris en 2ème année, mais je ne participe pas à la séance de la rentrée solennelle présidée par Ben Bella, tout comme à la manifestation du 1er novembre, dont j’apprendrai, le lendemain par le journal qu’elle a été grandiose à Alger et à travers tout le pays, sans que cela ne m’émeuve. Le cœur n’y est pas. Et je suis tout à mes études. En classe, je suis avec une bande de jeunes qui en demandent. C’est la bonne ambiance et nous visons tous ensemble, en même temps que notre 2ème an­née, le concours d’externat... qu’à la fin de l’année nous décrocherons tous – tous ceux du moins qui se sont enga­gés dans notre équipe studieuse pour s’y préparer. C’est cette équipe-là qui va donner la première fournée de jeu­nes patrons de l’indépendance, quelques années plus tard ! Je garderai de solides amitiés dans ce groupe, mais je ne peux oublier Ammar Ben., mon ami et condisciple parmi les stagiaires qu’avait accueillis le Pr Lebon, chef du ser­vice de gastro-diabétologie de Musta­pha[1]. Pendant ce stage, où nous avions la chance de profiter de l’enseignement d’une équipe brillante que dirigeait Lebon, le Pr Letteneger assurait les cours et le suivi clinique d’endocrinologie. Et nous étions convaincus que Ammar allait en être la relève assurée, comme futur patron endo­crino du service, tant il se montrait doué en la matière ; plus vite que nous tous, il comprenait les cas que nous posaient les diabétiques, et y trouvait les meilleures réponses, au grand bonheur de Letteneger...
Quand je ne suis pas à la fac., je suis à Mustapha, où, après le stage, qui fait partie de notre cursus normal de formation, je reste pratiquement tous les jours dans le service de garde, où j’assure la fonction d’externe avant même d’avoir mon concours. J’avais d’ailleurs élu domi­cile dans le pavillon de garde, où je prenais aussi mes repas. C’était une période épique. Avec les difficultés de suivi par la direction, forcément inexpérimentée, de l’hôpital, le manque de conscience et d’autodiscipline du per­sonnel médical, le pavillon des urgences se trouvait souvent démuni, de jour ou de nuit, de médecins, d’internes et d’externes, ceux désignés à la garde ne jugeant pas utile d’assurer leur tour. Les seuls médecins que, dans cette période, j’ai vu faire leur service sérieusement quand ils étaient de garde, sont le Pr Illoul[2], de l’équipe Lebon, et le regretté Pr Rédjimi. Non seule­ment ces deux grands messieurs ne quit­taient pas le pavillon de garde la nuit, en laissant à l’interne ou l’externe, leur numéro de téléphone pour qu’il puisse les appeler chez eux en cas de besoin, mais le Pr Rédjimi poussait le scru­pule jusqu’à faire le tour de tous les services, en particulier de ré­animation, de l’hôpital. J’en témoigne parce que je l’ai accompagné une nuit de garde.
J’ai aussi la fierté d’avoir connu et apprécié un autre grand monsieur, qui est devenu un patron renommé spécialiste des brûlés, mon ami Benhamla. Lui était déjà externe à l’époque et me dépassait d’un ou deux ans d’étude. Nous faisions souvent équipe ensemble, en aide aux préposés à la garde ou à leur place quand ils n’avaient pas pris la peine de se déplacer. Je me souviens d’un jour, aux urgences. Nous étions submergés par des blessés et des malades de toutes sortes. C’était, je le rappelle, la période caniculaire, et l’on nous avait amené un jeune gaillard qui avait fait un mauvais plongeon dans la mer d’où on l’avait sorti groggy et blessé à la tête. Nous l’avions examiné et avions conclu qu’il s’en était bien sorti. Après des soins pour sa blessure, vu que tous nos lits étaient occupés et que beaucoup d’autres malades étaient en attente impa­tiente d’être pris en charge, nous l’avons imprudemment renvoyé chez lui. C’était l’erreur fatale à ne pas commettre ! Nous l’avons douloureusement compris lorsque deux heures après, trop tard ! on nous le ramenait dans le coma. Ce cas fait partie des questions majeures d’externat et d’internat : ne jamais perdre de vue une victime d’un traumatisme crânien même paraissant bénin si elle a perdu connaissance. Elle peut couver une hémorragie cérébrale qu’il faut être en mesure d’opérer d’urgence si celle-ci se confirme par des signes qui mènent au coma fatal et à l’apparition desquels il faut être attentif durant vingt quatre heures... L’hôpital est donc devenu toute ma vie et m’accapare presque totalement.
Bientôt cependant, Youcef me solli­cite pour préparer son retour aux études. Je m’installe chez lui, dans une coquette maison coloniale juchée sur un flanc de coteau sur la pente duquel serpente la rue Blaise Pascal. Nous travaillons dur et avec sérieux et il ne tardera pas à passer avec succès son examen d’entrée en 2ème année. Cela ne l’empêche pas de rester en contact avec ses an­ciens amis de la Wilaya IV qui viennent souvent lui rendre visite, ni de continuer à s’occuper de politique et des luttes qui continuent à secouer les cercles dirigeants.
Et une nuit... Ma chambre ayant une fenêtre côté rue, je suis réveillé par des coups frappés à la porte. Qui nous rend visite à pareille heure ? Je réveille Youcef qui, dormant dans une chambre située à l’arrière, n’a rien entendu. Il s’habille et descend voir. Ce sont des policiers venus l’emmener. La présence du chien dans la petite cour qui sépare la maison de la porte d’entrée donnant sur la rue les tient à distance. Pourtant, il n’a pas aboyé. C’est un berger allemand impressionnant mais plutôt gentil, qui n’aboie qu’après les gosses, mais son silence même a dû les tenir en respect.
– Attache le chien, ouvre la porte et suis-nous !
– Le chien est bien comme il est, et vous, bien là où vous êtes.
Il referme la porte, remonte dans sa chambre, puis en ressort au bout d’un moment.
– Ne bougez pas et ne vous en faites pas pour moi, nous dit-il, à sa femme et à moi.
Il sort tout silencieux, se glisse dans le jardin vers l’arrière de la maison et disparaît. Nous retenons notre souffle, le cœur battant. Au bout d’un moment, comme rien de grave ne se passe, nous nous calmons, mais nous restons inquiets. Plus question de nous rendormir ! Nous attendons longuement la levée du jour, pour ouvrir la porte. Les policiers sont encore là. Il leur a donc bien faussé compagnie au moment où il est sorti.
– Où est-il ? Dites-lui de sortir.
– Mais il est sorti au moment où vous avez frappé.
Ils ne nous croient pas. Ils entrent, fouillent dans les chambres, puis s’installent en nous interdisant de sortir. Vers le milieu de la matinée, le téléphone sonne. Je prends le combiné, et un des policiers, l’écouteur.
C’est Youcef.
– Allo, oui ?
– Ils sont encore là ?
– Oui.
– Yessouknou ! (Qu’ils s’installent comme à demeure !) Clic...
Je ne sais plus à quel moment de la journée un nouveau coup de téléphone, adressé cette fois-ci aux policiers par leurs responsables, les rappelle. Ils s’en vont sans rien nous expliquer. Mais ça s’était arrangé, et Youcef a fini par rentrer. Nous ne lui avons rien demandé et il n’a fourni aucune explication...
Plus tard, non ami Mohammed B. que j’avais connu à Lambèse, où nous avons travaillé ensemble à l’infirmerie, me dira que c’était lui qui avait été chargé de l’arrestation de Youcef, et qu’à la suite de cette inacceptable besogne, il avait quitté la police pour une autre fonction moins susceptible de le mettre dans un tel embarras.
Moi-même, ma “mission” terminée, je m’installe dans un logement que Youcef m’a procuré dans un immeuble qua­siment vide situé un peu plus bas que chez lui, sur la rue Edith Cavel. Une conciergerie de deux pièces assez spacieuse que j’ai commencé à équiper avec son aide. Je m’installe aussi confortablement que me le permet ma bourse d’étude...

[1] C’est le nom du Centre hospitalo-universitaire d’Alger.
[2] Il est vrai qu’il était également responsable au Ministère de la Santé avec le Dr Nekkache. Mais il a toujours fait preuve d’un esprit consciencieux et intransigeant qui l’avait fait déjà remarquer dans l’Armée de libération nationale. Après son départ à la retraite, il continuera à assurer bénévolement une consultation hebdomadaire à son ex service de gastro-entérologie…

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