mardi 4 décembre 2007

Interview à el-Watan, jeudi 23.09. 2004, par Boukhalfa Amazit,à l'occasion du 50e anniversaire du 1er nov. 1954.

AEHamid Mehri a quelque chose de l'instituteur, tant il se soucie de l'aspect pédagogique de ses propos. Les modulations de son phrasé, qui laissent parfois tomber de lourdes intonations de stentor, ne masquent pas suffisamment ce souci qu'il a de commun avec ces grands serviteurs de la République, de s'adresser à l'intelligence de son interlocuteur, comme le maître d'école à son élève. Il est de la génération PPA-MTLD (Parti du peuple algérien–Mouvement pour le triomphe des Libertés démocratiques) auquel il a adhéré très tôt. À ces sigles impersonnels, souvent, il leur préfère le "Parti", en n'oubliant pas de placer une majuscule dans la voix. Ce natif d'el-Harrouch, où il naquit en 1926, garde de ses modestes origines une certaine rusticité dans la vêture et le port. Étudiant à l'université de la Zeïtouna (Tunis), il se voit confier par ses responsables, au sein du Pti, la délicate mission d'encadrer ses compatriotes, d'une part, mais aussi et surtout, de faire son apprentissage de la diplomatie en tissant des relations avec les nationalistes tunisiens, en particulier ceux du Néo-Destour, d'autre part. Ses "agissements subversifs" n'échappent pas à la police colonialiste qui, "en vertu d'un édit royal" datant d'avant la Révolution française, l'expulse vers l'Algérie. De retour à la "Centrale", il dirigera la presse arabophone du Parti. En avr.53, il est coopté au CC et assistera à toute la crise qui opposera cette structure "iconoclaste" qui a eu le toupet de s'opposer au leader désormais contesté du PPA-MTLD, Messali H. En nov.54, la police française surprise par le déclenchement d'une insurrection généralisée qui allait devenir la Révolution algérienne s'empresse de procéder dès l'aube, à l'heure légale des perquisitions, à l'arrestation de ceux qu'elle croit être les auteurs de "la nuit de la Toussaint". A. Mehri est appréhendé et incarcéré. Il sera comme beaucoup d'autres militants, libéré en 55, date à laquelle il rejoint Le Caire, pour s'engager dans la révolution. D'abord, il est représentant permanent à Damas. En 56, le Congrès de la Soummam le désigne comme membre suppléant du CNRA (Conseil national de la révolution algérienne). Il en deviendra titulaire et membre du CCE (Comité de coordination et d'exécution) en août 57, lors de la session de l'instance dirigeante au Caire. En 58, il entre au GPRA (Gouvernement provisoire de la République algérienne) dans le gouvernement présidé par F. Abbas comme ministre des Affaires sociales et culturelles du 2ème GPRA (1960-61).

B. A. : Votre biographie nous apprend que vous êtes artisan des relations étroites entre le Néo-Destour et votre parti, le PPA-MTLD, que vous représentiez à Tunis. Comment les 2 partis envisageaient-ils, dans les années 40, la libération du Maghreb ?

A. M. : En gros, il y avait en fait 2 approches de la question. La conception du Néo-Destour qui privilégie l'action politique, ou plutôt qui se contentait de l'action politique et la vision du PPA qui estimait que le passage à la lutte était devenu inéluctable. Il y a eu beaucoup de rencontres secrètes, des conciliabules, des consultations, pour essayer d'amener les Tunisiens à notre point de vue. Nous pouvons à ce propos citer les contacts immédiatement après les événements de mai 45, entre Lamine Debaghine et le Marocain Abdallah Filali, puis entre les responsables de l'OS (Organisation spéciale), notamment A. B.Bella qui est venu à plusieurs reprises en Tunisie... Je peux dire que le PPA n'a pas réussi à infléchir la position de ses partenaires. Toutefois Habib Bguiba, qui était beaucoup plus pragmatique, admettait que si l'impasse venait à persister, il serait alors nécessaire d'envisager une action armée limitée ; i.e. qu'elle serait uniquement destinée à rétablir le dialogue politique. Mais l'OS fut démantelée (en 1950, ndlr), ce qui a eu pour conséquence de renvoyer la question d'une action armée commune aux 3 pays du Maghreb à plus tard. Nous savions que les Tunisiens ne pouvaient pas affronter un durcissement de la politique française, ce qui les a amenés, par le biais de d'organisations parallèles à revenir à une certaine conception de la lutte armée. Mais il était admis d'un commun accord qu'une coordination entre les 3 grands mouvements indépendantistes nord-africains était absolument nécessaire pour aboutir à l'indépendance. Cette approche s'est illustrée, à titre d'exemple par l'effort commun en vue de la création du Bureau du Maghreb arabe au Caire. Cela a été l'œuvre de quelques dirigeants du PPA dont le Dr Debaghine qui a joué un grand rôle.

B. A. : En 51 vous rentrez à Alger et vous devenez membre d'une "commission islamique" du MTLD. Quel était le rôle de cette structure ?

A. M. : J'avais été expulsé par les autorités françaises de Tunisie en vertu d'un édit royal de je ne sais quelle date avant la Révolution française de 1789. Édit qui donnait aux autorités le droit d'expulser d'un territoire français vers un autre les "éléments perturbateurs". J'ai donc été expulsé vers Alger. Comme j'étais membre permanent du Parti, j'ai été affecté à la Centrale. L'organisation du MTLD à cette époque était charpentée par des commissions spécialisées. Ainsi il y avait la commission syndicale dirigée par Aïssat Idir, la commission Aide et secours aux victimes de la répression confiée à Aïssa Abdelli, la commission de l'information présidée par AERahmane Kiouane et la commission des Affaires culturelles et islamiques dont le responsable était Ahmed Bouda. On m'a appelé pour en être membre. Cette commission avait pour autres missions de créer des médersas libres et de collaborer à la presse arabophone du Parti.

B. A. : Depuis 46 vous figurez au CC du PPA-MTLD...

A. M. : Non je n'ai figuré au CC du Parti que depuis 53. Jusque-là je n'étais que membre permanent du Parti.

B. A. : Lorsque vous jetez un regard rétrospectif et avec le recul, quels sont selon vous les succès et les échecs de ce parti qui combinait la clandestinité et la légalité ?

A. M. : Le PPA a été amené après les événements de mai 45, après des débats serrés, profonds et très intéressants, à cheminer dans le contexte de l'après-guerre. Ce débat a abouti à une organisation très difficile à gérer puisqu'en fait d'organisation, il y en avait 3 dans la réalité. Il y avait l'organisation clandestine du PPA, noyau originel du Parti ; il y avait le MTLD qui était la vitrine légale électorale ; il y avait enfin l'OS, également dans la clandestinité et à caractère paramilitaire. Ces 3 structures avaient une direction unique. Comment doser l'action du Parti entre ces 3 structures ? Comment en coordonner les actions ? Je crois que ç'a été une forme d'organisation particulièrement difficile à diriger. La réussite principale du PPA a été de pénétrer au sein des masses populaires et de les organiser. Principalement les masses rurales. Le fait pour le Parti de pousser l'organisation moderne du Parti jusqu'au douar le plus réculé du pays a été d'importance. Au moment du déclenchement de la révolution, les masses étaient préparées du point de vue idéologique à la lutte armée. Il y avait toujours et partout un noyau qui avait fait son apprentissage de l'action clandestine.
Le 2e succès, le PPA-MTLD l'a enregistré au plan électoral. Il a démontré son efficacité dans sa participation. Il a été amené à envisager sa participation aux assemblées locales, régionales et à l'Assemblée française. Au départ, d'une façon certes maladroite, puisqu'il prenait part aux élections et pas à la gestion ; ce qui a provoqué les critiques du PCA et de l'UDMA, lesquels reprochaient aux élus du Parti leur incapacité à gérer. Par ailleurs, lorsqu'il s'engageait dans la gestion, on lui reprochait de "collaborer", notamment à Alger, avec J. Chevalier (ex maire d'Alger, ndlr). [Il aurait été bon de préciser ce "on" : il y a eu le PCA, qui, en contradiction avec ses critiques d'"incapacité à gérer", a lancé l'accusation de collaboration néocoloniale. Mais aussi Messali, qui a exprimé la même opinion, en fidélité à la position indépendantiste qui lui a fait reprocher à BBadis et à la délégation du Congrès musulman partis à Paris donner leur accord au projet Blum-Violette... Ce qui a constitué le point de départ et central de la crise qui va l'opposer au CC.] Cette expérience a été difficile, mais elle a démontré l'efficacité de la machine électorale du Parti. Je n'en veux pour preuve que la volonté du gouvernement français à mettre un terme à nos succès en piétinant ses propres lois puisqu'il a carrément truqué tous les scrutins, particulièrement avec la nomination du gouverneur Naegelen. [Étonnant de ne voir ici, chez Mehri, même pas un arrêt de doute, une interrogation sur cette expérience, il est vrai "difficile" mais très riche en raison même des difficultés qui l'ont marquée. Le temps qui a passé aurait pu lui permettre un retour critique sur elle, et mieux étayer l'appréciation positive qu'il en donne – "le 2e succès" – par une explicitation des problèmes et différenciations qu'elle a créés dans le Parti, et qui continueront à faire leur effet même au sein de la lutte armée.]
Enfin la 3e réussite, c'est la création de l'OS. Malgré tous les déboires que l'organisation clandestine a rencontrés, le PPA a semé l'idée de la lutte armée par la formation d'un certain nombre de cadres compétents politiquement et militairement qui ont organisé un peu partout à travers l'Algérie des noyaux d'action militaire.

B. A. : La crise entre le CC et son leader charismatique Messali H. n'a-t-elle pas mis en exergue la faiblesse de la représentation démocratique, notamment les limites du système de cooptation ? [Voilà une question-piège montrant ce qui prévaut en matière d'histoire dans l'explication des contradictions du mouvement indépendantiste. On voit que A. Mehri ne l'affronte pas franchement, mais y sacrifie : "direction autoritaire", même s'il avance des arguments convaincants contre elle. "Centralisme démocratique" et "clandestinité rigoureuse", "débats pticulièrement libres au CC", difficulté de gérer et rationaliser action légale et action clandestine.]

A. M. : Le PPA a calqué son organisation sur ce qui se faisait à cette époque dans le monde révolutionnaire, celle des PC. Autrement dit, le centralisme démocratique ; doublé en Algérie par une clandestinité rigoureuse. Ces deux exigences l'ont obligé de restreindre le champ du débat politique et de la consultation. Ce qui fait que le PPA a évolué avec à sa tête une direction autoritaire. Cela n'a pas exclu au sommet de la pyramide, i.e. au CC, des débats particulièrement libres et les gens ne mâchaient pas leurs mots pour dire les 4 vérités, y compris à Messali. Mais il était difficile de gérer le Parti de cette façon, de rationaliser son action légale électorale et son action clandestine. De plus la découverte de l'OS par la police coloniale a posé un sérieux problème.
Il faut rappeler que cette structure paramilitaire a été créée à la suite de débats notamment [devant ?] les diverses contraintes créées par la volonté des autorités françaises de fermer les voies démocratiques aux mouvements nationalistes ; d'où la nécessité pour le Parti de s'orienter vers la préparation de la lutte armée. Mais une fois découverte, l'OS a posé un problème à la direction. D'abord il s'agissait d'expliquer l'entretien d'une organisation clandestine, paramilitaire de surcroît, par un parti légal. Quelle stratégie de défense adopter ? La direction a nié l'existence de l'OS, arguant que tout ce que la police a trouvé, c'est elle-même qui l'a apporté et que tout cela était un complot fomenté par les autorités coloniales. Cette idée de complot s'est peu à peu imposée notamment dans certaines sphères démocratiques en France. Cependant entre temps A. BBella, responsable de l'organisation et qui avait été arrêté, a envisagé un autre système de défense qui consistait à dire : "Oui, il existe une organisation paramilitaire clandestine, j'en suis le seul responsable." Dans son esprit, il voulait en quelque sorte limiter les dégâts en circonscrivant le problème autour de lui-même. Il voulait ainsi dégager la direction du Parti de toute responsabilité. Finalement lorsque BBella s'est évadé de prison, l'idée de complot a été retenue, à l'exclusion de toute autre.
Le Parti en est venu ainsi à la question de la dissolution de l'OS. De toutes les façons, il n'en restait pas grand-chose, sauf dans les Aurès et en Kabylie où l'organisation était demeurée intacte. Décision a, par conséquent, été retenue de dissoudre l'OS à l'exception des Aurès et de la Kabylie où elle a continué en veilleuse jusqu'au déclenchement. Restait le problème de tous ceux qui n'avaient pas été arrêtés dans le coup de filet. Il fallait les réinsérer dans la vie de tous les jours, leur trouver du travail. Ils étaient nombreux, certains se sont réfugiés en Tunisie. C'est de cette période que sont nées des frictions avec des éléments de la direction. La dissolution de l'OS n'a pas été complètement admise par tous ou même digérée. Les éléments qui n'ont pas été capturés ont estimé que la direction n'a pas fait le nécessaire pour résoudre leurs problèmes sociaux. Certains ont également commencé à revendiquer la reconstitution de l'OS et la relance de la préparation de l'action armée. Cette dernière revendication était très vive.

B. A. : Avez-vous des noms particuliers ?

A. M. : C'est une revendication qui a été soutenue par pratiquement tous les éléments de l'OS ainsi que beaucoup de responsables politiques. Ainsi, au congrès d'avr.53 l'opposition s'est exprimée sur 2 points essentiels : le 1er était de mettre fin à la participation du parti aux élections et le 2nd était de reconstituer l'OS. Le congrès a voté en faveur de ce 2e point. La décision figurait, si mes souvenirs sont exacts, dans le point 12 ou 13 de la résolution avec pour nom de code Baraka. Quant à la non participation aux élections, le soin a été laissé à la direction d'examiner la situation et de prendre la décision idoine au moment voulu. Le congrès de 53 a été nettement marqué par la plateforme de l'opposition. Il y a lieu de noter qu'il a également recherché l'union entre les différents partenaires du mouvement nationaliste.
Vint ensuite la formation du CC. Il a été, comme de coutume, formé par cooptation. Il nous avait semblé que le débat n'avait pas été vidé au niveau de la direction. Pour ceux qui ont assisté au congrès l'orientation était claire : reconstitution de l'OS et, le cas échéant, le retrait de la participation aux élections. Il me semble que le débat a été précédé en haut lieu, entre Messali et d'autres dirigeants, par des conciliabules et ceux qui, comme moi, siégeaient pour la 1ère fois au CC, se sont retrouvés au milieu d'une mêlée qui prenait les allures d'un conflit d'organisation et de direction.
Les statuts donnaient à Messali le pouvoir de proposer un SG du CC. Il a par conséquent proposé 3 noms : BYcef BKhedda, Hocine Lahouel et Ahmed Mezghana. Personne des 3 n'a obtenu la majorité au 1er tour ; au 2nd, BKhedda a été élu. Toujours selon les statuts, le SG est chargé de proposer le BP. Ce que BKhedda a fait. Mais Messali a estimé que ses partisans, notamment Mezghana, ont été écartés. Il est intervenu au CC pour annoncer qu'il retirait sa confiance au SG, ce qui n'était pas, bien sûr, prévu par les statuts. Le CC a donc refusé d'entériner l'oukase, ce à quoi Messali a répliqué par son retrait de confiance à tout le BP. Quand le CC a refusé d'accéder à ses volontés, il a retiré sa confiance à tout le CC. Les problèmes de direction avaient pris le pas sur les autres considérations. [Mais n'étaient-ils pas importants, d'une importance toute politique ? N'étaient-ils pas liés à ces exigences de "l'opposition", comme l'appelle Mehri, ne commandaient-ils pas en quelque sorte la mise en œuvre ou non des positions que le congrès a dû prendre sous la pression de cette "opposition" dont on pourrait comprendre que Messali épousait ses points de vue ?] Le reste est connu.

B. A. : Nous sommes à la veille de nov.54. Vous contactez Med Bdiaf que vous mettez en relation avec des émissaires de AEKrim. Ils évoquent ensemble l'éventualité d'un déclenchement simultané. Pourquoi cela a-t-il échoué ?

A. M. : Le contact avec les émissaires de AEKrim s'est déroulé dans un contexte où les éléments de l'OS ont reconstitué, malgré la direction, une nouvelle équipe dirigeante depuis 52. J'étais intermédiaire entre cette direction et les éléments de AEKrim. Le souci de Bdiaf, de Didouche, de BM'hidi et des autres était d'entraîner les Marocains et les Tunisiens dans la perspective d'un combat commun. L'hypothèse de AEKrim était tout à fait indiquée. Mais la crise entre Messali et le CC chez nous et la situation évolutive en Tunisie comme au Maroc ont empêché la coordination de l'action.

B. A. : L'adhésion des membres du CC au FLN est intervenue en juil.55. Qu'est-ce qui, selon vous, explique cette hésitation ?

A. M. : Concernant la question de l'adhésion ou non à la révolution, il y a lieu de clarifier le débat. Je crois que la relation que fait l'histoire écrite du conflit entre "messalistes", centralistes" et "neutralistes" qui ont déclenché la révolution est trop simpliste. Les neutralistes ont pris la décision de passer à l'action depuis 52 à l'insu de la direction. Leur décision n'était pas le fruit de la crise du Parti. Simplement, ils se sont positionnés pour essayer de réunir la base autour de leur projet. C'est là la 1ère constatation. 2°) les 2 tendances, que ce soit les messalistes ou le CC, n'étaient pas a priori contre l'action armée. Au sein du CC, organe de direction, il y avait une majorité de ses membres favorables à l'action armée. Cette position a d'ailleurs été couchée sur papier dans une résolution adoptée au mois d'oct.54 et remise [à qui ? Sans doute à la délégation extérieure de Novembre.] par M'hamed Yazid et Hocine Lahouel. Elle exprimait clairement et nettement l'adhésion des membres du CC. Mais restait à savoir au cas où nous déclencherions si les Tunisiens et la Marocains avaient la possibilité de poursuivre. Les Égyptiens allaient-ils nous épauler fermement ? Parmi les centralistes, certains étaient réservés, mais cela demeurait des [le fait d'] individualités. La majorité, quant à elle, était pour l'action armée.
Je crois que Messali H. s'orientait vers la solution armée, mais sous son commandement et son autoritarisme [?] les éléments ont été éparpillés. Il y a eu des tentatives de trouver un terrain d'entente avec lui, de la part des éléments de l'OS ; elles ont malheureusement échoué à cause de son entêtement. En résumé, le PPA, avec toutes ses tendances, était majoritairement favorable à l'action armée. Encore une fois, qu'il y ait eu des réserves individuelles, c'est connu, mais la position officielle que ce soit au congrès de 53 ou en oct.54 était d'adhérer. L'adhésion a été individuelle, c'était une exigence du FLN qui désirait échapper à un étiquetage dans un clan ou un autre du Parti. Si le CC avait adhéré en bloc, cela classerait définitivement le FLN contre Messali et vice-versa.

B. A. : En 56, vous intégrez le CNRA comme suppléant, puis le 27 août 57 comme permanent et membre du CCE (Comité de coordination et d'exécution). Beaucoup d'historiens pensent que cette réunion qui s'est déroulée au Caire a constitué un tournant dans la révolution, de même qu'elle a enterré le congrès de la Soummam. Qu'en pensez-vous ?

A. M. : Oui, la session du CNRA d'août 57 a été un tournant. Certains membres des 22, dont Krim Belkacem, Lakhdar BTobbal, AEHafid Boussouf et Amar Ouamrane, ceux qu'on commençait à appeler les "militaires", étaient partisans au départ de remettre en cause tout le congrès de la Soummam. Évidemment, après des discussions acharnées, on a accepté le maintien des structures dirigeantes de la révolution et bien des décisions issues du 20 août 56, mais en changeant, ou plutôt en enrichissant la composante humaine du CNRA en particulier et du CCE. Tout comme on a mis en veilleuse, sinon gommé d'autres résolutions, notamment la classification entre ceux de l'extérieur et ceux de l'intérieur et la primauté du politique sur le militaire. C'était en quelque sorte un compromis.

B. A. : Un compromis entre les politiques et les militaires ?

A. M. : Entre les militaires et le reste. Au départ, tous étaient des militants issus des partis politiques, notamment les "22". On parlait déjà de militaires pour désigner ceux qui étaient pour l'action armée.

B. A. : Nous sommes toujours en 57 et le CNRA adopte une résolution qui donne au CCE la prérogative de former un gouvernement. Ce ne sera qu'un an après, en sept.59, qu'il verra le jour. Qu'est-ce qui justifie tout ce temps ?

A. M. : Bien sûr, il fallait un temps de maturation au projet. Après la session du CNRA d'août 57, le CCE a organisé ses propres structures. Ensuite, il fallait faire face à des urgences parmi lesquelles mettre fin à la grève illimitée des cours, se procurer des armes, faire face aux difficultés internes, notamment le conflit entre Abane et Krim, mais aussi la nécessité de "maturer" la proclamation du GPRA. Cela n'a pas été de tout repos !

B. A. : Des historiens attribuent ce retard au fait que le FLN ne voulait pas gêner le Maroc et la Tunisie, lesquels, contraints de reconnaître le GPRA, auraient du coup été mis à mal avec les Français. Est-ce vrai ?

A. M. : Non, il ne s'agissait pas d'éviter de gêner les Marocains ou les Tunisiens. Ces pays comme les autres avaient été mis mal à l'aise en reconnaissant [ayant à reconnaître ?] le GPRA. Mais à aucun moment nous n'avons pris en considération ce souci. [Il y a eu pourtant des contributions des membres du CCE publiées par Harbi dans Les Archives…, où on a analysé le pour et le contre !] Nous avons plutôt tout essayé pour mettre les Marocains et les Tunisiens, comme tous les pays hésitants, devant le fait accompli. Cet aspect de la question a mis du temps à être préparé. Tunis et Rabat avaient de l'importance parce que la plupart des pays arabes subordonnaient leur reconnaissance à celle préalable de nos voisins immédiats. Cela donnait du poids à ces 2 pays dans la bataille des reconnaissances. Cela nous a menés en tant que direction du FLN à poser le problème à la conférence de Tanger pour obtenir en quelque sorte une recommandation de la Tunisie et du Maroc pour constituer le GPRA.

B. A. : Le GPRA s'est substitué au CCE. Les "3B" l'ont dominé. Le GPRA n'avait-il pas été imaginé comme solution pour réduire l'influence de ces 3 fortes personnalités sur la révolution ?

A. M. : Non, le GPRA n'a pas été créé pour résoudre des problèmes internes. Ceux-ci existaient de toutes les façons, quelle que soit [fût] la forme d'organisation que nous adoptions, de même qu'existaient les rivalités entre ceux qu'on appelait les militaires et les politiques ou que se posaient les questions telles que celle des primautés, etc. La proclamation du GPRA est une décision éminemment politique. Elle est de mon point de vue très importante. C'était la forme acceptable et concrète du préalable d'indépendance. Souvenez-vous, à un certain moment un mot d'ordre s'était imposé : "Il faut que la France reconnaisse l'indépendance de l'Algérie", pour que nous puissions négocier. Beaucoup, parmi nos amis, nous disaient : "Ce n'est pas réaliste. Si la France reconnaissait votre indépendance, qu'allez-vous négocier?" Nous avons maintenu cette position qui a eu pour mérite d'amener la discussion sur "l'indépendance avant ou après les négociations ?" Mais la création du GPRA quand on revient à la décision telle qu'elle a été prise, correspond à la proclamation de l'État algérien, avec un gouvernement provisoire. Donc pour nous, elle a été aussi, le timing le prouve, une façon de se positionner à l'égard du général de Gaulle. Celui-ci, tout en affirmant sa volonté de régler le problème algérien, le voulait dans le cadre de la francisation. [N'avait-il pas laissé 3 choix, dont l'indépendance et la francisation ?] La création du GPRA réclamait le départ de la France. Ce qui signifie que l'État algérien n'est pas négociable. Nous pouvons négocier les relations entre l'Algérie et la France, mais pas l'État algérien. Je crois d'ailleurs que même le côté français l'a perçu ainsi. La proclamation du GPRA a été un atout principal dans le processus de restauration de l'État algérien.

B. A. : Vous êtes catégorique, la création du GPRA ne visait pas le règlement de problèmes internes...?

A. M. : Il y avait peut-être la question du timing. Il y en a qui étaient pressés de proclamer le gouvernement et d'autres qui étaient plutôt partisans de résoudre d'abord un certain nombre de problèmes, notamment ceux relatifs aux reconnaissances. Quant à la composition du GPRA il est clair qu'il reprenait en quelque sorte l'esprit de la Soummam en ce sens qu'on a essayé, ou ceux qui l'ont constitué, d'élargir la sphère de toutes les familles politiques.

B. A. : Quels étaient les pouvoirs du président du GPRA ? Certains hommes historiques ont affirmé qu'il inaugurait plutôt les chrysanthèmes et que le pouvoir réel lui échappait...

A. M. : J'ai été amené à répondre à une question voisine de la vôtre et qui disait à peu près que les jeunes en écoutant les dirigeants restent sur leur faim et se demandent si ce sont vraiment ces dirigeants qui ont arraché l'indépendance. Cette question m'a été posée carrément. D'autres m'ont demandé si nous avions des conseillers à cette époque, parce qu'"à vous écouter aujourd'hui vous ne pouviez pas accomplir une œuvre aussi importante". J'ai répondu qu'individuellement nous sommes des Algériens tout court, avec nos défauts et nos qualités. Personne n'était préparé à jouer un rôle à cette échelle de l'histoire. Le mérite de la révolution est, peut-être, il faut le souligner, d'avoir fédéré des personnes venant de bords politiques différents, de familles politiques différentes. Nous avons eu la sagesse de travailler ensemble pendant 7 ans et demi. Là est sans doute la clé du succès : admettre que pour résoudre leurs problèmes, les Algériens sont obligés d'accepter leurs différences. En outre, malgré toutes les vicissitudes que le FLN a connues, une marge démocratique a toujours été sauvegardée au sein de ses organes, que ce soit le CCE ou le GPRA. Personne ne tournait sa langue pour dire ses 4 vérités à qui que ce fût. Ce sont peut-être ces 2 facteurs qui ont fait la grandeur de la révolution.

B. A. : La création du CIG (Comité Interministériel de guerre), puis [celle] de l'ÉMG (état-major général) n'ont-elles pas vidé de sa substance le GPRA ?

A. M. : On oublie très souvent que même dans les pays qui fonctionnent normalement, il y a toujours des comités restreints, comme les comités de défense ou autres. Il s'agissait d'un mouvement révolutionnaire. On ne peut pas systématiquement passer par des débats gouvernementaux pour prendre des décisions, là où un petit comité peut le faire et traiter des problèmes. Que la composition de ces structures soit X, Y ou Z, cela ne remet pas en cause la décision organique. Pour nous, lorsque nous avons créé le CIG, ce n'était pas pour affirmer que ceux qui ont un poids X vont en faire partie et ceux qui ne le font pas vont rester au gouvernement.

B. A. : Mais dans les faits…?

A. M. : Évidemment, nous étions en guerre. Et le comité de guerre avait la primauté, tout le monde admettait que la priorité devait être accordée à l'armée.

B. A. : L'évolution a débouché sur un conflit entre le GPRA et l'ÉMG...

A. M. : Mon point de vue, c'est que le FLN a connu une déviation qui continue jusqu'à ce jour.

B. A. : A partir de quand ?

A. M. : Au moment du déclenchement, ceux qui préconisaient la lutte armée avaient raison. C'est un postulat [Principe d'un système déductif qu'on ne peut prendre pour fondement d'une démonstration sans l'assentiment de l'auditeur. Principe indémontrable qui paraît légitime, incontestable (Larousse)]. Il était juste et l'histoire a démontré qu'ils avaient raison. [Ce n'était donc pas un postulat, puisque l'histoire l'a démontré !] Mais au fur et à mesure, on commençait à estimer que "ceux qui ont les armes ont raison". Voilà comment je décris cette évolution insidieuse. Donc du point de vue du jugement politique, la lutte armée était juste et inéluctable. Ce postulat a évolué petit à petit pour finalement aboutir à "ceux qui ont les armes ont raison". Là est toute la démarche jusqu'à maintenant d'ailleurs.Quant à la crise entre le GPRA et l'ÉMG, l'histoire officielle en occulte beaucoup de choses. Ce conflit n'est pas né avec les accords d'Évian. Il a éclaté avant Évian I (mai-juin 61, ndlr) Quand la décision fut prise d'ouvrir des négociations, on a constitué la délégation chargée de mener les pourparlers. Elle comprenait, entre autres, B. Khedda. Celui-ci avait à cette époque une autre vision et estimait en gros qu'accepter le principe de l'autodétermination, c'était revenir sur l'exigence de la reconnaissance de l'indépendance. Aussi a-t-il décliné de faire partie de la délégation. L'ÉMG s'est aligné sur cette position et le cmdt Kaïd Ahmed, membre de l'ÉMG qui avait été désigné, a refusé de se rendre à Évian. L'ÉMG s'était dit que si un politique comme BKhedda refusait de participer à la mission, c'est qu'il y avait quelque chose d'anormal. Il a fallu donner un ordre militaire qu'il [qui ?] était tenu d'exécuter. Par la suite nous avons signifié à la délégation de trouver un prétexte pour interrompre les négociations et rentrer pour que nous réglions le problème avec l'ÉMG. Puis est intervenu le remaniement du GPRA qui a mené les négociations Évian II, lesquelles ont abouti le 19 mars.

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