mercredi 5 décembre 2007

Alger républicain, la Grande aventure

Mais cette équipe va être assez intelligente pour ne pas faire du journal l'organe du Pca, et pour l'ouvrir, au contraire, sur la société et ses contradictions. Avec le souci permanent de défendre les victimes du système colonial et de leur donner la parole, d'un côté, le prolétariat et les petites gens parmi les Européens, et de l'autre, le peuple "indigène", animé par son mouvement national. Cependant l'exercice n'est pas simple, ni facile, tant le rapport au système colonial est fondamentalement différent pour l'un et l'autre côtés. Et cela se manifeste avec clarté lors de "la déchirure" de mai 1945.
Vis-à-vis du mouvement national, en effet, comme pour la reconstruction de la France, les communistes doivent faire montre d'un nationalisme à la mesure du destin national qu'ils pensaient avoir acquis dans la Résistance. D'autant que la base de masse qu'ils comptent dans les rangs des prolongements de leurs organisations politiques et syndicales en Algérie, ou qu'ils y influencent par leurs médias, est très perméable aux thèses coloniales. Ils essaient de contrecarrer cette emprise en mettant en avant la solidarité de classe devant lier le prolétariat indigène, celui européen en Algérie et celui de métropole. Dans ce sens, ils estiment que les positions du nationalisme algérien font le jeu du colonialisme en divisant les victimes de ce dernier et en favorisant ses provocations.
C'est d'ailleurs la première analyse[1] qu'ils font du drame de mai 45 et l'explication qu'ils en donnent, et qu'ils devront rectifier quelques semaines après, quand la censure et le black-out imposés par les autorités se montreront incapables de cacher l'abominable réalité de la répression. Ces positions pèsent sur l'orientation du journal, qui reprend la thèse du "complot fasciste" et aussi celle de la culpabilité "partagée". Ce qui laisse des traces indélébiles dans les relations entre communistes et nationalistes...
L'on sent cependant que quelque chose de très grave s'était passé. Quelques semaines après, le directeur du journal, Michel Rouzé, se déplace dans le Constantinois pour se rendre compte de lui-même[2]. Ce qu'il en rapporte malgré les obstacles rencontrés, il comprend qu'il ne peut le publier mais s'arrange pour le faire porter à la tribune de l'Assemblée consultative provisoire à Paris. Il contribue ainsi de façon décisive à briser le silence que les autorités coloniales voulaient maintenir. Le journal anime alors une campagne de dénonciation de la répression et appelle à intensifier la protestation pour sauver les condamnés à mort, pour faire cesser les poursuites et acquitter les inculpés, et pour une loi d'amnistie...
Jusqu'à la fin des années 40, le journal reste, aux yeux de ses lecteurs « musulmans »[3], apparenté à la gauche, aux communistes français. Mais la détermination du nationalisme de poursuivre la lutte, les progrès qu'il enregistre malgré la répression, amènent le journal a opérer une mutation : par la promotion de « musulmans » à sa direction et sa rédaction, qui devient « une oasis de fraternité dans le désert colonial », et la nouvelle politique qu'il va mener, essayant de refléter cette résolution grandissante du peuple algérien d'en finir avec l'oppression séculaire. Cette orientation lui vaut une animosité également croissante de l'administration et des milieux colonialistes, ce qui amène son équipe dirigeante à une gestion exemplaire de pérennité en milieu hostile : il colle à son public et à ses revendications, en organisant un réseau de correspondants et de diffuseurs militants, et en tissant des liens de sympathie et de lutte avec les différentes catégories sociales : travailleurs, femmes, jeunes, sportifs, etc.; il responsabilise ses lecteurs sur la question même de la survie quotidienne du journal (notamment au plan financier, en plus des acrobaties que fait le comptable chaque jour pour payer l'imprimeur); il lance une souscription permanente, comme condition pour la défense des droits et libertés de « l'Algérie qui pense, qui travaille et qui lutte ».
Le séisme qui dévaste Orléansville-el-Asnam (auj. Chlef) et sa région en septembre 54 est un moment d'expression de cette ligne de combat populaire anticolonialiste : Alger rép. contribue à organiser la solidarité, et montre le lien entre le drame et le gâchis colonial, actualisant la démarche de Camus face à la misère en Kabylie…
Mais avant cela, Alger rép. a été la cheville ouvrière de la création, en juillet 51, d'un Front algérien pour la défense et le respect des libertés (Fadrl). Ce front a répondu au besoin lancinant d'unité et a regroupé le Mtld, le Pca, l'Udma et les ‛Ulama. Il était voué cependant à l'inefficacité, moins par la crainte de certaines composantes d'être entraînées trop loin, comme lors de l'expérience des Aml, que par la méfiance envers le poids relatif surestimé de la représentation européenne à travers le Pca. D'âpres polémiques ont d'ailleurs opposé pendant longtemps ce dernier et le Ppa-Mtld autour du concept de « nation » et de la question de « l'algérianité » des Européens. Il faudra que Novembre trace le cadre adéquat, centré sur la société algérienne musulmane, pour que soit envisagé, non pas un avenir en commun avec la minorité européenne en tant que communauté, mais un avenir pour ceux qui la constituent, au sein de la nation algérienne[4]... Moins d'un an après Novembre, en septembre 55, le journal est de nouveau interdit... jusqu'à l'indépendance.
Sept ans seront passés au cours desquels l'équipe d'Alger rép., Européens compris, a payé son tribut dans les maquis et les prisons. Et c'est fort de cette contribution à la libération nationale, qui couronne, pour ainsi dire, toute l'action anti-colonialiste d'hier, que le journal se réinstalle dans l'Algérie de l'indépendance : son premier numéro porte la date des mardi 17-mercredi 18 juillet.
Mais cela n'est pas une affaire de tout repos. Il faut toute la persévérance téméraire d'Henri Alleg pour forcer les résistances à ce retour en ces semaines troublées de crise dans la direction de la révolution. Obstacles politiques, d'abord : pour imprimer le journal, le directeur de la Snep exige un feu vert officiel. Or ni l'Exécutif provisoire, ni le Gpra ne veulent donner ce sésame... qu'on arrache finalement grâce à des responsables passagers complaisants de la jeune préfecture d'Alger... Obstacles techniques, ensuite : que d'acrobaties pour préparer et confectionner, avec l'aide de l'Ufi et du quotidien communiste régional La Marseillaise, les flancs des deux pages du numéro, et en faire parvenir de là-bas, malgré les « pertes » en cours de route, un exemplaire à Alger !

[1]. Faite par la délégation du Pcf en Algérie, et corroborée par celle du Pca, qui, par la suite, devait être mise sur le compte des "outrances sectaires" de son secrétaire général d'alors, Amar Ouzeggane.
[2]. Le Pca a, lui aussi, entrepris une enquête auprès de ses organisations locales dans la région. Des confidences nous ont été faites à ce sujet par des vétérans du Parti qu'un jour le regretté Taleb Abderrahim avait réunis avec nous, plus jeunes, pour un hommage au camarade Abdelhamid Boudiaf quelque temps avant sa disparition. Les enquêteurs, nous ont-ils dit, arrivés sur les lieux et impressionnés par le climat de terreur qui régnait encore plusieurs semaines après les faits, ont tu l'objet de leur mission et en ont avancé un autre plus routinier. Ils ont eu peur de poser les questions pour lesquelles ils s'étaient déplacés, craignant une réaction de leurs camarades, qui étaient tous armés.
[3]. C'est le terme utilisé à cette époque-là, à la place d'indigènes devenu trop péjoratif, pour dire algériens et faire la différence avec les Européens qui prétendaient, eux, se considérer comme les seuls et vrais Algériens !
[4]. Un peu comme les indigènes juifs d'Algérie ont été intégrés par le décret Crémieux, dans la nation française et son histoire, en tant que citoyens et non en tant que communauté. Sur ce point de la place des Européens dans la nation, les négociations ont été très serrées à Évian, où le FLN s'est fermement opposé à la position française de défense de droits d'une communauté européenne dans l'Algérie indépendante, et n'a accepté que la solution nationale moderne avec des citoyens à droits et devoirs égaux.

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