mardi 4 décembre 2007

A propos d'histoire : lettre au président Chirac

... Pour les Maghrébins, ce qui fut préhistoire de leur liberté devient, par un étrange paradoxe, l’enfer sans péripéties que leur dépeignent beaucoup de nos compatriotes. Car la France, à son accoutumée, porte sur toute période s’achevant par une catastrophe, ou présumée telle, une condamnation éthique. Seulement, par un opportun contraste avec d’autres phases de son histoire ayant pareillement mal fini : Second Empire, Troisième République, elle peut en l’occurrence reporter une part de ses responsabilités sur autrui. Ce sont donc ses créatures locales, administrateurs, colons et petits blancs, qu’elle déclare coupables, plutôt qu’elle-même. Ainsi leur scélératesse la délivrera de ses remords, et ceux-ci, à leur tour, légitimeront la perte subie...
Jacques Berque, Le Maghreb entre deux guerres, p.411.

Monsieur le président, vous venez d’effectuer une visite d’État dans notre pays, en réponse à celle du président Bouteflika, il y a quelque temps, en France. Si la première avait pris l’allure d’une gageure sur laquelle, tous deux, vous avez parié et que notre président a engagée avec volontarisme, cette réplique de votre part, montre que l’on n’est pas en présence d’une toquade mais de quelque chose de sérieux. Bien évidemment, cette évolution est portée également par les graves développements internationaux, où les deux pays affichent leur ferme opposition aux va-t-en-guerre et défendent la légalité internationale.
Que d’efforts des deux côtés a-t-il fallu déployer pour rendre possibles ce que nombre de gens des deux côtés de la mer, ont appelé « retrouvailles » ! D’abord, pour lever les obstacles psychologiques, réels, aux yeux d’une opinion algérienne sur laquelle pèse une histoire trop lourde et encore trop récente. Cette histoire se rappelle à elle par sa confirmation cynique à travers les dernières confessions et les aveux d’acteurs de cette époque sinistre, qui continue de faire souffrir cruellement aussi les dizaines de milliers de Français contaminés par cette guerre. Cette histoire se fait présente physiquement par la découverte de nouveaux charniers. Ce qu’une fielleuse plume a commenté par un "intelligent" : « Les Algériens n’en finissent pas de faire leurs comptes macabres », remarque qui montre, là, un aspect des blocages auxquels vous êtes confronté de l’autre côté de la Méditerranée. Ces blocages, un Bruno Étienne en a bien défini l’origine chez ceux des Français qui étaient les moins prémunis contre notre libération, quand il a crûment confessé : « L’indépendance de l’Algérie entraîne d’une part un désaveu de tout un pan de notre histoire nationale négativée en quelque sorte (peut-être comme le nazisme en Allemagne), ce à quoi les Français formés par Michelet et Mallet-Isaac répugnent à consentir. D’autre part, le dépassement de l’indépendance dans un projet socialiste de valeur universelle n’a pas été réalisé. Nous sommes donc frustrés à la fois d’une image de notre passé et d’une image de notre avenir.»[1]
Bien évidemment, monsieur le Président, parmi les plus lourds obstacles à ces « retrouvailles » il y a les souffrances de ces centaines de milliers de Français d’Algérie ainsi que leurs enfants même nés en France, Pieds-Noirs que l’indépendance du pays où ils sont nés et où ils ont vécu et enterré leurs morts, a eu pour résultat de les en déraciner et de le leur faire perdre. Sans oublier le drame incommensurable des dizaines de milliers de harkis, exilés civilisationnels qui n’ont même pas retrouvé un pays de rechange comme les Pieds-Noirs.
Ces efforts ont eu des résultats. Et parmi eux, une certaine ouverture de l’opinion de nos deux pays, et du côté du vôtre, monsieur le Président, une reconnaissance de la responsabilité dans les souffrances des Algériens causées par la guerre et ses horreurs. Contrairement à ce qui se disait à l’occasion de la visite d’État de notre président en France, on parle de façon moins agressive de la nécessaire justice envers les Pieds-Noirs et les harkis et l’on avance de façon moins hargneuse l’exigence de voir l’Algérie reconnaître aussi sa part dans leurs souffrances. Mais on continue quand même de l’avancer.
Ah, s’il ne tenait, monsieur le Président, qu’à ce mea culpa de l’Algérie que les Pieds-Noirs et les harkis ainsi que les anciens soldats français marqués par cette guerre, cessent de souffrir ! Et s’il leur suffisait pour cela de se réjouir des difficultés de l’Algérie d’assumer son indépendance, on leur dirait : "Ne vous gênez pas, pourvu que ça vous fasse du bien !" Mais, vous l’avez bien dit, les choses ne sont pas aussi simples. Un regard objectif conviendra que toutes ces souffrances ont une seule et même cause contre laquelle nous avons tous, Français et Algériens, des raisons d’unir nos efforts pour la dénoncer et la réduire.

Qu’est devenue la fiction de l’"Algérie française" ?

On continue, notamment dans les milieux des médias français, de vouloir trouver une responsabilité partagée des deux côtés. Cette façon de voir la "guerre d’Algérie", monsieur le Président, ne prend-elle pas à revers la reconnaissance qu’en ont faite les autorités françaises, quant à sa réalité ? Ne reprend-elle pas un argument dont on pensait que cette reconnaissance devait faire justice, à savoir que par cette guerre, par son effort de guerre, "la France protégeait les populations européennes, et aussi musulmanes soumises à la violence du FLN"?
Vous conviendrez sans doute, monsieur le Président, que quand on a reconnu qu’il y a eu en Algérie, de 1954 à 1962, une « guerre », on a en principe admis que ce conflit – qui s’est conclu par la reconnaissance d’un État algérien distinct de la France –, était une guerre contre un adversaire défendant l’idée d’indépendance, et remettant donc en cause la fiction imposée depuis 132 ans par la colonisation à la force des armes. Cette fiction a enraciné dans l’esprit et le cœur de pauvres français et européens, proscrits ou aventuriers, qu’une terre était à leur disposition qu’ils pouvaient mettre en culture pour civiliser cette contrée de "barbares" ; des barbares dont on a même fait courir la propagande qu’ils n’avaient pas d’âme. Et ces derniers ont été traités de façon telle qu’ils ont été "pacifiés", c’est-à-dire qu’on leur a fait passer toute envie de remettre en cause cet ordre établi qui les faisait étrangers chez eux. N’est-ce pas Diderot qui disait : « le grand mal de la persécution, c’est de rendre pour quelque temps une nation inquiète et pusillanime ; et ce n’est pas du jour au lendemain que l’homme reprend sa dignité naturelle, ce caractère divin que tyrans et bourreaux n’effaceront jamais » ?
Il a fallu près d’un siècle et quart pour que l’homme algérien, réaffirme « sa dignité naturelle » dans la nécessaire séparation d’avec la France. Pourtant, il a sincèrement essayé de "jouer le jeu" de l’intégration. Un jeu pourtant non sans danger, puisqu’il a dû mener des luttes héroïques, soutenues par des réformistes français courageux, pour qu’enfin, plus d’un siècle après le début de la colonisation, ait été avancée la proposition de réforme Blum-Violette. Et, à cette occasion si tardive, ses élites, réunies à la tête du Congrès musulman, ont été même, jusqu’à admettre la fiction coloniale que l’Algérie n’existait pas, n’a jamais existé, qu’elle était trois départements français. Et si le seul Messali (et son parti) s’est opposé à elles et les a mises devant leurs responsabilités historiques, ce n’est pas parce qu’il était un opposant radical à ce projet intégrateur. Tous les malheurs qu’on lui a causés ainsi qu’à ses adeptes, l’épuisant emprisonnement qu’on lui a fait subir, avaient pour raison non le refus xénophobe, "radical" de par son "nationalisme étroit", du projet intégrateur, mais le seul fait qu’il était conscient de l’impossibilité de ce projet dans le cadre colonial. Il se battait pour dissiper les illusions d’une impossible réforme du système colonial, d’une improbable amélioration du sort de la nation à l’ombre de ce système prédateur.
Vous devez savoir, monsieur le Président, que l’histoire, cruelle, lui a donné raison contre les autres, au moment même où elle l’excluait de la concrétisation de son idée, alors que ses anciens adversaires s’y associaient paradoxalement. Grâce à sa fine intuition politique, il avait permis au mouvement national de trouver la voie pour répondre aux recomman­dations que, du fond de son exil proche-oriental, l’émir Abdelkader avait fait parvenir à nos deux peuples dramatiquement réunis par l’histoire : celles de faire entendre la voix de la sagesse que les dirigeants français qui ont eu à gérer notre destinée commune, n’ont pas su percevoir ; jusqu’à ce que la principale divergence entre nous – celle de l’indépendance de notre pays – ait été réglée, malheureusement, « par le sabre et la lutte à mort », ainsi qu’il le prévoyait avec regret. L’Émir avait immédiatement compris que cette tragique histoire commune créait entre nos deux peuples, et nos deux civilisations, des liens objectifs qu’aucun "mur de Berlin" ne pouvait rompre.
Paradoxalement, c’est cette pointe nationaliste dite « radicale » qui a permis d’aller, avec le peuple français, « jusqu'à la voie de la vérité » à laquelle l’Émir avait vu son espoir déçu de nous conduire. Il nous a indiqué d’agir en direction du peuple français, en tenant compte autant de nos intérêts que de ceux de ce dernier, et « non en le poussant à adopter (nos) idées, mais en faisant apparaître la vérité à ses yeux de telle sorte qu’il ne puisse pas ne pas la reconnaître »[2]. N’est-ce pas ainsi que nous l’avons amené à admettre notre indépendance ?

De quoi souffrent les Pieds-Noirs ?

Monsieur le Président. La conclusion de cette guerre par l’évaporation de la fiction de l’"Algérie française" a mis les Pieds-Noirs dans une tragique fausse position par rapport à l’histoire : c’est que, comme l’explique notre compatriote commun J. Berque, la colonisation – qui, ici, s’est voulue de peuplement et donc appropriation « à elle-même du sol et de l’homme » – ne pouvait réussir « qu’en s’appropriant à eux ». Mais en ne les aidant pas à le faire, en enracinant plutôt leurs privilèges dans la fiction coloniale, elle les livrait pieds et poings liés aux déconvenues et finalement au désespoir. Camus l’a admirablement exprimé par l’exemple de son colon déracinant sa vigne parce que, l’indépendance pointant, on lui disait que ce qu’il avait fait en cultivant sa terre était mauvais. Il a rendu compréhensible l’inacceptable comportement de l’OAS qui a planifié la politique de terre brûlée visant les infrastructures et les hommes qui pouvaient permettre à l’Algérie indépendante de démarrer avec quelque chance de succès. Ce débordement a ruiné l’avenir algérien de l’immense majorité des Pieds-Noirs, plus que jamais compromis par ces actions insensées, perpétrées par des hommes qui les avaient sous leur coupe et qu’ils pensaient être leur seul espoir, parce qu’ils s’opposaient aux autorités officielles occupées à négocier la paix et l’indépendance.

Qui peut alléger la souffrance des Pieds-Noirs en leur demandant pardon ?

Certainement pas, monsieur le Président, l’Algérie dont le mouvement insurrectionnel a inscrit dans sa Proclamation du 1er novembre 1954, dans une logique de justice humaine, que ces « 1.200.000 autochtones français » greffés monstrueusement sur le corps national, avaient acquis, de par une histoire qui dépasse tout le monde, « le droit à l’existence, et à l’existence dans leur patrie algérienne », ainsi que le revendiquera Camus dans son mémoire de 1958 (quatre ans plus tard !) ; avec, cependant, la correction dont la France convenait, enfin, en 1962, que cette patrie n’était pas la France, qu’elle était séparée de la France.
Et les " harkis" ?

Quant aux harkis, monsieur le Président...
Il faut d’abord dire que le phénomène harki n’est pas né avec la guerre d’Algérie, mais qu’il est consubstantiel au colonialisme. Il est, pour les besoins de la guerre de reconquête entreprise en 1954, l’aboutissement ultime de tout le processus de violence coloniale institutionnalisée en vue de désintégrer la structure intime de notre société.
C’est Ch.-R.Ageron qui résume avec talent ce processus, dans son Histoire de l’Algérie contemporaine (Que sais-je ? Dahleb, Alger) pour conclure (p.55) : « la société musulmane, (...) ses cadres brisés, (...) s'effondra littéralement. La décadence des grandes familles (...) s'accéléra après 1870. (...) L'aristocratie traditionnelle, tenacement combattue et dans l'incapacité de se réadapter paraît avoir totalement disparu vers 1900. Les "grands chefs" ne furent jamais remplacés ; seules surnagèrent quelques familles maraboutiques ou quelques dynasties patriarcales du Sud. L’infime bourgeoisie traditionnelle des cités, composées de lettrés, de cadis, de commerçants, disparut, elle aussi sous le choc colonial. Elle ne devait se reconstituer, très lentement, qu’à partir des années 1900 et sous une forme nouvelle. »
Cela se fit à travers le développement d’un mouvement national moderne qui a débouché sur l’insurrection de Novembre. Les autorités coloniales n’ont pas alors saisi qu’un change­ment nécessaire s’était enclenché. Elles y ont répondu par la guerre et tous les moyens habituellement mis en œuvre. Et comme toujours, il était attendu de ceux qui ne voulaient pas subir cette guerre, de démontrer qu’ils étaient contre les "hors-la-loi", et de se mettre à la disposition de l’armée coloniale. Par la répression, par une entreprise d’abaissement des individus, on a enrégimenté un nombre de supplétifs bien supérieur aux effectifs de l’ALN.
Là se situe le nœud du drame incommensu­rable noué autour de ce phénomène harki : créés, pour ainsi dire, de façon routinière en vue de mater cette énième insurrection, sans se soucier, comme par le passé, des états d’âme de ceux qu’on embrigadait pour une guerre qui n’était pas la leur, ces groupes de pauvres êtres malmenés par la basse besogne qu’on leur faisait exécuter, ont été gravement compromis dans un "choix" tout à fait contraire à leur être civilisationnel ; ils se sont retrouvés au bout du compte le dos au mur, face à leur société libérée, avec l’insoutenable « dégradation de leur âme, leur haine des autres et leur mépris d’eux-mêmes ».
Et lorsque la France se dégageait, par un accord de cessez-le-feu, de ce conflit ouvert par l’agression de 1830, que pouvaient-ils, eux, espérer de cet arrangement ? L’indépendance rendait justice aux Algériens, mais entraînait pour les harkis un déracinement et un profond désarroi civilisationnels dont on ne trouve pas de semblables chez, par exemple, les collaborateurs de l’occupation nazie dans les différents pays où celle-ci a sévi.
À ce propos, un geste a été fait, en novembre 1996 ! par lequel les morts harkis ont été officiellement honorés "pour services rendus à la France". Mais quelle France ? En tout cas pas celle qui a reconnu enfin la « guerre d’Algérie », si on admet avec nous l’acception logique que nous lui avons donnée plus haut. Si ce n’est donc pas là une tromperie, cela doit pouvoir faire réviser ce geste dans le sens que l’État français leur demande plutôt pardon, comme il l'a fait à juste titre pour les Juifs. Il devrait faire son mea culpa pour le déracinement pas tant géographique que civilisationnel auquel on les a condamnés, après leur avoir fait trahir leur peuple et leur patrie.
Contrairement à ceux qui sont tombés sur les champs des deux guerres mondiales et qui, eux, ont servi la France agressée, la mort a été gratuite de ceux qui ont péri dans la guerre d’Algérie. C’est ce que ressentent douloureusement les anciens du contingent français qui y ont été engagés quand leur carcasse y a échappé, ou leurs familles quand ils y ont laissé la peau. Quant aux harkis morts, leur sacrifice a été d’autant plus vain que, dans cette aventure, leur propre patrie martyre était agressée et niée.
L’Algérie, pour ce qui la concerne, Monsieur le Président, porte un jugement sévère contre la faiblesse coupable dont les harkis ont fait preuve pour se laisser abaisser jusqu’à la trahir ; néanmoins, sachant la nature terrible des moyens utilisés pour les abaisser, elle relativise son jugement. Mais vous êtes bien placé, monsieur le président, pour savoir que cela n’est pas facile, vous qui avez été témoin des longues années qu’ont dû attendre les militants du réseau Jeanson pour être amnistiés de ce qui a été considéré comme une trahison de leur part de l’intérêt de la France. Et lorsque cela s’est fait, ils n’ont pas senti la reconnaissance que leur action allait dans le sens de l’honneur de la France.
Toujours est-il que l’Algérie a vécu l’exode des harkis comme peuvent vivre leur mutilation les victimes des réseaux spécialisés dans l’ablation forcée d’organes pour les greffer à des individus fortunés. Un arrachement très lourd de séquelles graves, orga­niques et psychologiques ! Car beaucoup de familles, chez nous, comptent des moudjahidin, des martyrs et en même temps des membres qui ont dû, pour diverses raisons, se faire harkis...
Un grand nombre parmi les anciens harkis ont préféré d’ailleurs rester en Algérie, malgré les ennuis graves que cela leur a causés ou aurait pu leur valoir pour le mal qu’ils ont fait à leurs frères. Et finalement, dans l’ensemble, les choses se sont arrangées tant bien que mal pour eux. Quant à ceux qui ont fui, leur ancienne patrie ne peut s’empêcher de souffrir aussi du manque de respect dont eux-mêmes sont l’objet de la part de cette patrie qu’ils ont cru avoir gagnée. Car, même ainsi « honorés », ils n’en sont pas moins traités comme des Français surnuméraires, qui expriment moins le visage de l’intégration que la face hideuse de l’ancienne Algérie colonisée. Du reste, ils n’ont pas fini de se battre, peut-être plus que les Algériens émigrés en France, binationaux ou pas, pour que leurs droits de citoyens soient respectés !
L’Algérie a de la peine à croire à la sincérité et à la volonté de paix d’un vis-à-vis qui ne contre pas ces voix chez lui qui veulent couvrir ou faire partager sa responsabilité dans le drame qui l’a frappée et dont la « guerre d’Algérie » n’est que le dernier avatar. Elle ne peut se résoudre à ce chantage de devoir non pas pardonner, mais demander pardon à et pour cette part d’elle-même dont on l’a amputée ![3] C’est comme si Adenauer, avec qui de Gaulle a scellé la réconciliation franco-allemande, avait exigé du général qu’il demande pardon aux collaborateurs de l’occupant que l’on a punis ou même à ces femmes que l’on a lâchement tondues, ou à d’autres qui auraient fui avec et chez l’Allemand par peur de représailles ?
Bien sûr, le colonialisme n’est pas seulement un problème franco-algérien...
La détresse des Pieds-Noirs, étroitement liée au désarroi incommensurable des harkis, pour ne parler que de ces deux populations, sans y ajouter les souffrances des anciens soldats de cette guerre de reconquête coloniale, ni l’extrême épuisement de l’Algérie, ces douleurs donc, avivées encore par la reconnaissance de l’indépendance et des relations heurtées depuis, méritent autre chose que cette fallacieuse mise dos à dos de deux armées également coupables de "dépassements et de bavures". Elles exigent que l’on aille à leur source commune, à cette politique coloniale qui a créé de tels problèmes existentiels aux hommes en Algérie et en France, et à la responsabilité de l’État français dans sa mise en œuvre.
Bien sûr, monsieur le Président, le colonialisme n’est pas seulement un problème franco-algérien. C’est plutôt un mode d’existence du capitalisme occidental depuis la découverte du monde et l’invention industrielle. Il implique donc tous les pays de l’Occident et tout ce que l’on continue d’appeler le « tiers-monde », et l’on a noté la réaction chatouilleuse des Etats-Unis et d’Israël lors du sommet mondial de Durban : ces deux pays, qui rêvent à leur tour de refaire la carte du Proche-Orient, ont quitté la rencontre lorsqu’a été évoquée la question coloniale et soulevée celle de la responsabilité de l’Occident dans la situation de certaines anciennes colonies.
D’autre part, la nature radicale de la colonisation de l’Algérie, et celle également de la décolonisation, ont toutes deux laissé de profondes empreintes entrecroisées dans nos deux peuples et nos deux sociétés ; nos deux civilisations ont imprimé et subi des influences réciproques de l’une sur l’autre, qui se révèlent beaucoup plus largement que dans ce « un Français sur six » qui, comme vous l’avez dit, « a un lien charnel avec l’Algérie ». Notre peuple a des exigences de modernité qui veulent se calquer sur ce que l’on voit en France. Et dans le peuple français se manifestent des exigences de justice et de développement solidaire entre pays riches et pauvres, marquées par la sensibilité algérienne.
C’est pourquoi la reconnaissance de ce qui dans la colonisation de l’Algérie a porté atteinte à l’humanité dans nos deux peuples, sa condamnation dans les faits par la mise en œuvre d’une politique réelle de coopération solidaire, permettraient de faire fructifier, au bénéfice d’une réconciliation fondamentale, ce que ce compagnonnage de plus d’un siècle et quart a apporté de positif à nos deux nations. Nous pourrions inscrire une page nouvelle dans les rapports entre nos deux sociétés et dans les relations mondiales. Nous ouvririons la voie, si difficile aujourd’hui, au perfectionnement de ces relations sur la base des meilleures valeurs développées par nos deux civilisations durant leur longue histoire.

Abdel‘alim MEDJAOUI, écrivain.Alger, in Le Quotidien d’Algérie, 16 et 17 mars 2003.

[1] B. Étienne, L’Algérie, cultures et révolution, Seuil, Paris, 1977, p.14.
[2] Abd el-Kader, Lettre aux Français, Phébus, Paris,1977, p.164.
[3] Sans doute, demandera-t-on un jour à l’Algérie de se faire pardonner les dégâts du décret Crémieux, et parmi eux cette compromission de hauts responsables du Consistoire d’Oran recevant officiel­lement le n° 2 de l’OAS, le général Jouhaud, lors de son équipée clandestine, et pressant les Juifs d’adhérer massivement à son organisation !

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